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04/09/2010

LOIN DES FORÊTS ROUGES

 

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Ah ! il faut lire Claude DUNETON… et le relire ! Ses « Forêts rouges » nous enseignent, et comment, sur ce que fut l’URSS héritée du Petit Père des peuples ! Ce paradis auquel crurent tant et tant de « camarades » aujourd’hui sous les terreaux !

Déjà, Céline en 36 nous avait prévenu, qui ne mâchait pas ses mots dans « Mea-Culpa », retour direct d’URSS :

« Ce qui séduit dans le Communisme, l’immense avantage à vrai dire, c’est qu’il va nous démasquer l’Homme, enfin ! Le débarrasser des « excuses ». Voici des siècles qu’il nous berne, lui, ses instincts, ses souffrances, ses mirifiques intentions… Qu’il nous rend rêveur à plaisir… Impossible de savoir, ce cave, à quel point il peut nous mentir !... » et plus loin :

« Le Communisme matérialiste, c’est la Matière avant tout et quand il s’agit de matière c’est jamais le meilleur qui triomphe, c’est toujours le plus cynique, le plus rusé, le plus brutal. Regardez donc dans cette U.R.S.S. comme le pèze s’est vite requinqué ! Comme l’argent a retrouvé tout de suite sa tyrannie ! et au cube encore ! ».

Et du pognon, il y en avait en URSS  comme ailleurs, mais réservé aux nantis, aux zélés serviteurs  du  système !  Popu,  c’est la  trique qu’il avait droit lui,  juste la trique,   qui en vertu du vieil adage, veut qu’en  poignant vilain il vous oindra.  Ça, les apparatchiks, ils l’avaient excellemment pigé.  Et Céline aussi :

« Là-bas, l’Homme se tape du concombre. Il est battu sur toute la ligne, il regarde passer « Commissaire » dans sa Packard pas très neuve… Il travaille comme au régiment, un régiment pour la vie… La rue même faut pas qu’il abuse ! On connaît ça, ses petites manières ! Comment qu’on le vide à la crosse !... »

 

 

Et Henri Béraud, qu’écrivait-il donc, dix ans avant Mea-Culpa, en 25, dans « Ce que j’ai vu à Moscou, l’un de ses grands reportages ?

 

« Hommes et femmes vont, viennent, se dépassent, s’entre-croisent sans parler et sans rire. Le rire est mort à Moscou, et le silence est roi ; le bitume du trottoir entend tout ce qui ne doit pas être entendu. » C’est ainsi, quand Big Brother,veille... 

Et voici plus loin, pour éclairer si possible le prolétaire gaulois, de quoi lui donner à réfléchir :

«  Comment on vit à Moscou ? Vous voulez le savoir ? Eh bien voici :

-       Assez bien lorsqu’on a beaucoup d’argent ; fort mal lorsqu’on en a peu ; et, lorsqu’on n’en a point, on crève. Tous les vieux sont crevés, et tous les « bourjouis »  crèveront, car on leur refuse et le droit de travailler et la permission de quitter la Russie…

La Russie n’a donc pas réalisé la révolution sociale ? Il y aurait, à vous en croire, des camarades riches et des camarades pauvres ? Que racontent donc nos communistes ?...

Un séjour de quelques  semaines au pays soviétique montre clair comme le jour que tous les « petits bourgeois » ne sont pas en France ; de même que l’Etat populaire, la Chanaan ouvrière dont on fait admirer le mirage aux travailleurs de Puteaux ou de Saint-Denis, n’est plus, en réalité, qu’un régime capitaliste, fondé comme les autres sur l’inégalité parmi les hommes, sur la résignation des faibles, l’appui des forts et la complaisance des pouvoirs. Voilà la vérité. »

Pour terminer cet édifiant reportage, il rapporte cette histoire qui en dit long :

« A Kiew, M. Trotsky prononçait un discours. On donna ensuite la parole aux contradicteurs. Chose surprenante, il s’en trouva un, un seul, un ouvrier nommé Efimoff.

Ce travailleur parut à la tribune, une canne à la main :

-       Camarades, dit-il, vous voyez cette canne. Elle va raconter l’histoire de la Révolution russe. Avant la Révolution, le pays était gouverné par les aristocrates que vous représente la poignée de cette canne. Le fer que voici, c’étaient les forçats. Le milieu, c’était les ouvriers et les paysans.

Il se tut, retourna la canne :

-       La Révolution est faite, camarades. Les aristos sont en bas, les forçats sont en haut – et vous n’avez pas changé de place.

L’ouvrier Efimoff, de Kiew, fut passé par les armes dans la semaine qui suivit… »

 

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Claude Duneton, lui, dans « Loin des forêts rouges », part sur les traces de « Falconnet le sculpteur et sa belle-fille Marianne Collot l’étonnant prodige… »(1). C’est à la faveur de ce voyage qu’il nous fait découvrir Saint-Pétersbourg :

« L’été 1991, il faut dire, à Saint-Pétersbourg, le Léningrad à peine débaptisé, on se trouvait rudement dans la mélasse. Des mendiants partout revenus, comme rejaillis des temps anciens, des vieux branlants, affamés ; dans la débâcle ambiante, ils tâchaient de vendre une babiole dans la rue, pour quelques roubles, à faire pitié… ».

Tamara, à laquelle il loue quelques mètres carrés « Trois pièces et une cuisine : un luxe énorme ! », lui raconte sa jeunesse. Des années à relever les matelas contre les murs pour les rabattre, sitôt la nuit venue, au milieu de l’unique pièce traversée à tous moments par les voisins qui eux, vivaient aussi nombreux, derrière la cloison, dans le prolongement… A cinq là-dedans, c’est long, vivre ! les sacrifices quotidiens, l’intimité, la misère. Elle lui dit, sans s’apitoyer sur elle-même, les illusions qu’elle a perdues, Tamara…

Le petit Duneton, dans sa jeunesse, à l’orée des forêts du Limousin, n’est-ce pas, c’est autre chose qui l’angoissait, la peur de ne pas faire d’études, de s’étioler dans l’anonymat qui tout avale, de ne rien pouvoir saisir du vaste monde au-delà de l’horizon borné de son enclos :

« Quand j’avais treize ans j’ai pleuré, un soir, à la nuit tombante. J’ai pleuré à chaudes larmes parce que ma vie se cassait la gueule, déjà. Je venais soudain de voir mon existence entière devant moi… C’était le printemps et j’étais en train de donner à manger aux lapins, dehors, dans leur parc. J’ai compris, en une sorte d’éclair de lucidité, que je ne ferais aucune étude, donc que l’avenir était râpé pour moi. »

Alors le communisme, au fin fond de la Corrèze, qu’est-ce qu’on en attendait ?

« On attendait que ça vienne chez nous. « Un jour tu verras !... » On y mettait même de l’impatience.

Mon père s’en gobergeait d’avance des temps radieux du communisme accompli. Il disait que l’humanité ferait des choses surprenantes un jour, avec le triomphe de la classe ouvrière, comme en Russie.

… Ce sera Cocagne, tu verras !... Comme en Russie ! »

Combien de naïfs idéalistes se sont-ils faits piéger par cette illusion ?

Les vrais salauds, eux, qui avaient tout compris pendant ce temps, donnaient le change en approvisionnant leur compte en banque. Ce Maurice Thorez, par exemple, qui la portait haute et fièrement sa tête de tribun, dans les meetings, comme nombre de ses prosélytes, n’était, à y regarder de près qu’un bateleur de foire, et l’auteur ne lui trouve pas d’excuses :

« Thorez était une ordure, à y regarder en face. Si l’on appelle ordure un type qui ment effrontément, qui est prêt à faire assassiner ses frères à la ronde s’il le faut pour asseoir son pouvoir à lui, ses avantages, ses privilèges – qui bâtit son empire, qu’il appelle  « la bonne cause », sur la ruse, les faux semblants. Un type qui savait parfaitement que Staline était un tueur un point c’est marre, et qui profitait à fond du secret, qui avait vécu en prince, choyé comme un prince, en villégiature au bord de la Caspienne, je ne sais plus, dans un château avec sa famille, pendant toute l’Occupation en France, peinard lui, pas privé de caviar, ne pensant qu’à organiser sa rentrée d’acteur, repassant son rôle de sauveur, de fils du peuple intègre. »

Alors, le communisme, vu sous cet angle, forcément, on en revient…

Quand on le peut, parce que là-bas, au temps du Petit Père des peuples, on n'en revenait pas, on en crevait ! de faim, d’épuisement ou de déportation. Compter les morts -et l’auteur ne s’y risque pas- relèverait des travaux d’Hercule ! Certains cependant s’y sont attelés, qui en sont restés à des approximations… Il est vrai qu’à ces hauteurs, on n'en est pas à un mort près ! L’énorme contribution, notons le au passage, revenant aux Koulaks. C’est qu’il avait la technique pour s’en débarrasser sans frais, Joseph, des Koulaks ! rien qu’en leur serrant la ceinture et en les poussant à coups de pompes, vivantes charognes affamées, sur les chemins de l’immense plaine réquisitionnée capital d'état !

L’année 1933 particulièrement, fut tout ce qu'il y a de plus terrible, et Claudine Bascoulergues, qui l’a étudiée de près, citée par Claude Duneton, rapporte des cas de cannibalisme. D’ailleurs si on en veut la preuve et savoir à quoi s’en tenir, il suffit d’ouvrir l’ouvrage de Martin Monestier (Cannibales) pour voir des photos du temps des grandes famines montrant des paysans russes vendant des morceaux de leurs proches sur des étals…

Voilà où peuvent conduire les utopies, et quand la nature s’en mêle, histoire de donner un petit coup de pouce, ça tourne très vite Apocalypse. Les illusions des systèmes à tuer les peuples sont ainsi faites qu’au prétexte de vouloir changer l’homme -qui à y regarder de près, dès qu’il se sent un peu plus fortiche que le voisin, restera jamais qu’une carne- ne font qu’exacerber ses pulsions les plus destructrices. Dans sa grande majorité et sans faire dans le détail « L’homme, il est humain à peu près autant que la poule vole… », dixit Céline. L’auteur des Forêts rouges, célinien distingué, ne dit rien d’autre :

« Voilà la source de l’illusion- et la faiblesse du marxisme-, croire que l’homme » s’améliorait » au rythme de la bicyclette et du moteur à explosion. » Son grand père l’avait compris, homme de bon sens, pour lequel on lui sent une tendresse particulière.

On ne quittera pas ce récit lucide et salutaire, sans dire la beauté du style de l’auteur, son classicisme et sa concision. On n’oubliera pas des phrases comme celle ci :

« Les certitudes à l’eau, toutes les croyances à la dérive, au fil de la Neva qui coulait en grande majesté, large, vaste comme un bras de mer là-haut, devant l’Amirauté. Six ou sept fois la Seine à son plus beau… Quelque chose d’irréel descendait du ciel blanc dans cette fin du mois de juin, la saison des nuits claires. Ça ajoutait de la mollesse à tout, une absence de rythme, une longue résignation générale sans vrais matins et pas du tout de soirs. », qui renvoie à celle-là :

« Ce qui me touche dans ces Grands Nords, partout où baigne la Baltique, c’est qu’il règne cette magie du soleil filtrant, toujours, qui m’aspire, cette lumière suave qui sert de patience - une lumière d’euthanasie qui noie l’envie en attendant la mort. »

Et la dernière enfin, qui ferme l’ouvrage, en hommage à Céline :

« Le voyageur français autrefois disait : « Il n’échappe rien au temps… que quelques petits échos… de plus en plus sourds… de plus en plus rares… Quelle importance ? »

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En refermant ce livre, je n'ai pu m'empêcher de penser à Jasna, amie serbe, autre Tamara, autre Macha... Elle aussi s'en est allée, de désillusions en désillusions, dans son pays meurtri, démembré, vendu aux quatre vents maudit des narco-trafficants, de la finance internationale, des politiciens pourris et des agioteurs...

On descendait kneza Mihaila en direction de Kalemegdan... C'était en 2006, dans l'arrière saison. Nous venions de déjeuner d'un poisson de la Sava dans un bon restaurant; en marchant, je commentais à mon amie les façades art-déco et celles, plus austères, des années trente heureusement épargnées par les bombardements... Et puis, nous regardions les gens, pas vraiment tristes, ni vraiment gais non plus. Les vieux particulièrement ou ceux paraissant tels, me rappelaient ces descriptions que j'avais lues des pays de l'Est sous la botte; et sans doute parce qu'ils rasaient les murs plutôt que de tenir le milieu de la rue.

Elle m'enseigna, Jasna, sur le comportement de certains, qu'elle connaissait de réputation. Des gens mis décemment: pardessus élimé sans doute, mais propre; serviette en cuir ou sac en toile à la main. Celui-là, fouillant dans des poubelles ? Un ancien professeur... Cet autre, récupérant des légumes et des fruits avariés ? Un médecin à la retraite...

La retraite ? Quelle retraite ? Celle qu'on tire du peu qui vous reste et dont, au demeurant personne ne veut. Ces "vieux" sont les mêmes que ceux qu'évoquent Claude Duneton dans son livre:

"Certains tenaient contre eux dans leurs bras des ustensiles étranges -un outil de cuisine, un vieux jouet d'enfant, une couverture colorée, n'importe quoi -un morceau de rideau arraché quelque part, dans une intimité qui avait pu être douce. Plus un kopeck depuis des jours et des semaines, depuis qu'on ne leur versait plus leur pension. L'état banqueroute... Ça pourrait arriver n'importe où, attention ! Ça peut vous pendre au cul dans n'importe quel Eden de la planète, étranges hominiens gavés de confiance et d'Etats nounous..."

Et Jasna, elle, pendant ce temps, elle ronge son frein à Novi Beograd, comme tant d'autres, dans les collectifs bétonnés du communisme "à la Tito". Elle a fait des études Jasna, et même poussées, qui l'ont conduites à la direction d'un service à l'hôpital; elle touche pas le tiers d'un smicard de chez nous ou à peine ! c'est dire ! Ça ramène évidemment à des interrogations très terre à terre devant l'assiette ou la penderie. Ça pourrait donner des envies de meurtre, on comprendrait, et surtout, quand les arrogants mafieux juste sevrés, venus d'Albanie ou du Kosovo, vous toisent derrière leurs lunettes fumées, le coude sur la portière, aux volants de 4x4 Mercedes ou Porsche tout ce qu'il y a de plus luxueux...

On a les mêmes chez nous, d'accord; ça reste un mauvais décor tant qu'on n'en est pas tout à fait rendu, encore, à faire les poubelles. Ça pourrait venir et plus tôt qu'on croit ! Y a des signes qui trompent pas ! Il le sait bien l'auteur des Forêts rouges, et je crains fort, sur ce chapitre, qu'il ne soit prophète !...

 

 

(1) En 1766, sur la recommandation de Melchior Grimm et de Diderot, il est appelé à Saint-Pétersbourg par Catherine II de Russie pour travailler à la Statue équestre de Pierre le Grand de Russie, ouvrage gigantesque qui coûta 12 années de travail. (Wikipédia) 

 

 

17/08/2010

BULLETIN CELINIEN

Bulletin célinien N° 321

 

 

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«  Cet homme était pure sensibilité », c’est ce qu’écrit Jacques TREMOLET de VILLERS dans un article commis à la faveur de la parution d’une partie de la correspondance célinienne dans la Pléiade. Cet article repris dans ce 321ème bulletin, évoque la tendresse que portait Céline aux enfants, aux déshérités, aux « pauvres de partout », aux animaux, à tous les malheureux de la terre. Son expérience précoce de la guerre, son exercice de la médecine, la traversée de l’Allemagne sous les bombes, son exil au Danemark traqué par les comités d’épuration et les conditions de détention dont il eut à souffrir, l’avaient sapé au point qu’il ne pouvait  supporter la souffrance chez un autre être. Qu’il ait eu la dent longue pour l’espèce humaine en général -et l’auteur de l’article le rappelle- nul ne le contestera ; c’est qu’il connaissait trop bien la nature des hommes pour ne pas avoir à s’en méfier ! Ce qui ne l’empêcha point d’en secourir plus d’un en particulier, qu’il aida du mieux qu’il pu. L’auteur nous rappelle cette phrase que Simone Weil, dit-il, avait recopiée dans son cahier où elle écrivait les mots qui « sculptent le silence intérieur » :

« La vérité est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. »

Et c’est toute l’œuvre célinienne qui tourne, peu ou proue autour de la mort, parce que cette œuvre est née de la première guerre mondiale, catastrophe universelle, dont l’auteur du voyage est sorti définitivement désillusionné.

 

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L’article de J. Trémolet de Villers s’achève sur l’extrait d’une lettre à Marie Canavaggia datée du 19 novembre 1945 qui vaut d’être cité parce  qu’il ramène l’homme à son point de départ, dans l’assurance du gîte et du couvert :

« Lorsque la folie des jours et des années s’est éteinte que notre loque n’est plus qu’un débris de fatigues, c’est la moindre des cruautés un petit brouet et un toit pour finir cette aventure atroce. Mais si le brouet et le toit font défaut alors c’est un calvaire sans nom. Regardez les animaux nos maîtres en destinée – comme ils tiennent si sagement si pathétiquement à leur vieux tapis – Braves êtres - ! Il faut avoir été chassé sans merci de tout et partout pour devenir bien simple, bien simple… pour penser comme un chien - »

Le bloc-notes de Marc LAUDELOUT évoque la chape de plomb qui pèse –et n’a pas fini de peser- à l’évocation du seul nom de Céline ailleurs que dans la stricte sphère littéraire. Pour preuve, la réaction d’une conseillère municipale à l’accueil proposé par la première élue de Dinard au colloque de la Société des Etudes céliniennes. On voudrait dire à cette dame Craveia Schütz, que les « bouffées humanistes » qu’elle déplore ne pas avoir trouvées dans l’œuvre célinienne (l’a-t-elle bien lue ?) sont à laisser au compte de ceux qui se font photographier en porte-faix à l’instar de certain ministre ; les officines bien pensantes du politiquement correct connaissent le refrain… Non, Céline ne voyait pas « l’humanité » acéphale ; c’est « l’homme », qu’il voyait sur son chemin, l’homme tout seul, l’homme tout court, et souffrant de surcroît, qu’il secourait autant qu’il le pouvait, n’en déplaise à madame la conseillère. C’est une chose de dénoncer le mal, ç’en est une autre que de tenter d’y porter remède ; il existe une marge non négligeable des mots aux actes, jugeons sur ces derniers pour avoir l’assurance de ne pas nous tromper. Et saluons au passage l’initiative de Madame Mallet, maire de Dinard, dont le bulletin reproduit la lettre. On pourra regretter au passage qu’elle se soit crue obligée de se dédouaner quant aux écrits qui sentent le soufre. Quand on aime Céline, on le prend en bloc, tout entier et on fait la part des choses : il y a des latitudes où le style l’emporte sur les idées. Et d’ailleurs, lui-même ne disait rien d’autre, qui ne s’est jamais renié ; ce que rappelle Marc Laudelout en note : « Je ne renie rien du tout… je ne change pas d’opinion du tout… je mets simplement un petit doute, mais il faudrait qu’on me prouve que je me suis trompé, et pas moi que j’ai raison. »

 

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Quoi qu’il en soit, ce n’est pas demain qu’une quelconque rue du plus reculé des chefs- lieux de la plus lointaine province portera le nom de Céline ! Ou alors, comme aurait dit ce dernier, il sait pas, l’innocent téméraire de cette initiative, quel genre de valse on lui ferait danser !

Outre une note de Laurence CHARLIER nous informant de l’actualité célinienne, on trouvera dans ce 321ème numéro la préface que Jacqueline MORAND-DEVILLER a donnée à la réédition de sa thèse « Les idées politiques de Louis-Ferdinand Céline », parue en 1965 mais depuis longtemps épuisée. Cette nouvelle publication de 304p., due à l’initiative d’Emile Brami, est disponible aux Ed. Ecriture, coll. « Céline & Cie ».

 

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Le Bulletin signale également la parution d’un « Dictionnaire du pamphlet » dû à Frédéric SAENEN et disponible dans la coll. « Illico » aux Ed. Infolio à Genève.

Enfin, l’éditorialiste propose une évocation de Maurice Bardèche enrichie d’un témoignage de Pierre MONNIER qui rappelle combien les anciens élèves de Bardèche tenaient l’érudition, le courage et l’humour de ce dernier en haute estime.

Pour conclure, Frédérique LEICHTER-FLACK est allée voir ce qui se cachait derrière l’allusion de Bardamu, desespéré par la mort de Bébert, sur « une page d’une lettre qu’il écrivait à sa femme le Montaigne, justement pour l’occasion d’un fils à eux qui venait de mourir ». Elle donne en note cette lettre, écrite par Montaigne de Paris, le 10 septembre 1570. L’auteur de l’article a bien vu que ce que Bardamu raillait chez Montaigne,  «  ce n’était pas la dérision en face de la mort d’un enfant, d’un effort littéraire de consolation, mais le scandale même de la tentative. », parce qu’il y a des chagrins inconsolables que le temps lui même ne peut pas effacer, pas davantage que les mots, qu’ils soit dits, ou écrits. Céline, sur le chapitre, savait à quoi s’en tenir…

13/07/2010

13 JUILLET 1793

 

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Il aura fallu 40 sols –le prix du couteau- et un courage hors du commun pour assassiner Marat en cette fin de journée du 13 juillet 1793, aux alentours de 20 H…

Le couteau de cuisine à manche d’ébène, un grand à découper à la lame fraîchement émoulue, Charlotte Corday l’a acheté chez un boutiquier du Palais Royal et dissimulé dans son chemisier avec son étui : une gaine en papier « façon chagrin ». On connaît la suite ; après avoir essuyé deux refus, la jeune femme parvient, à la troisième tentative, à approcher l’Ami du Peuple. C’est ce dernier lui-même, ayant entendu Simone Evrard sa compagne hausser le ton sur le palier, qui demande à ce qu’on laisse entrer la visiteuse. C’est qu’on ne s’introduit pas facilement chez le tribun ! Quiconque traverse la cour de l’hôtel de Cahors, au 30 de la rue des  Cordeliers, où le journaliste s’est installé dans l'aile du fond, est vite repéré et rangé ou non au rang des familiers.

 

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Sans doute l’a-t-on remarqué dès le matin, cette jeune femme élégamment vêtue qui n’a fait que passer. Lorsqu’elle est revenue le soir, on ne s’en est pas d’avantage inquiété ; ni plus ni moins que s’il s’était agi de quelque admiratrice.

Si Marat se décide à la recevoir, c’est parce qu’au travers du bruit des voix, il entend qu’elle arrive du Calvados et qu’il sait qu’une partie des Girondins honnis se sont réfugiés là-bas, à Caen, dans cet ouest suspect.

Pour approcher l’Ami du Peuple, il faut, sitôt entré dans ses appartements, traverser à droite une antichambre qui s’ouvre en face de la cuisine pour atteindre le petit cabinet où il prend son bain et dont l’unique fenêtre donne sur la cour. On le sait, le conventionnel, dévoré par une maladie inflammatoire qui lui met la peau à vif, est obligé, pour calmer ce feu qui le ronge, de s’immerger quotidiennement dans un bain aromatisé de substances variées composées par les soins du médecin qu’il est resté. C’est là que le bras vengeur de sa visiteuse vient  le trouver, dans la pénombre d’un soir torride…

La température a atteint et peut être dépassé 35° à Paris, en ce mois de juillet caniculaire. Partout, les esprits sont surchauffés. La guerre tonne aux frontières ; la Vendée résiste ; les Girondins sont désavoués ; les traîtres rôdent et les factieux complotent. Marat lui-même se sent menacé ; et depuis ce 25 septembre 92 où d’aucuns demandent à ce que « le monstre » auquel on reproche les massacres du même mois soit décrété d’accusation, il paraît moins à l’Assemblée où ses ennemis se font chaque jour plus nombreux. Pour trouver un peu de paix, il s’est retranché au faubourg Saint-Germain, dans ce quartier des Cordeliers où il se sent chez lui et ne compte guère que des admirateurs.

 

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Charlotte Corday s’est faite passer pour telle dans une lettre qu’elle lui a adressée. Il la reçoit, comme il corrige les épreuves du numéro 242 du Publiciste Français, qui sera le dernier des nombreuses feuilles qu’il fut le seul à rédiger. L’homme est désarmé, nu dans sa baignoire sabot, vaguement drapé de linges humides dont l’un, noué autour de la tête, dégage une odeur persistante de vinaigre. Imagine-t-on ce que se dirent, dans leurs regards respectifs, ses deux êtres lorsque ceux-là se croisèrent ? L’Ami du Peuple, comprit-il, avant même que la lame ne s’abattit, que la Mort était venu le trouver chez lui, dans la personne de cette jeune fille implorant son assistance ? Sans doute pas, car le coup fut si violemment et si soudainement porté qu’il n’eut que le temps de crier –aux dires des témoins- « Je me meurs !… »

 

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C’est un spectacle de désolation que découvrent, en s’engouffrant aussitôt dans la pièce exiguë, Simone Evrard sa compagne et trois ou quatre des femmes qui occupent l’appartement. Le sang coule à flots et jusque dans l’antichambre par la plaie et par la bouche du moribond qui expire dans son bain. Simone tente vainement d’arrêter l’hémorragie en appliquant sa main sur l'affreuse blessure. Des artères ont été tranchées en profondeur et il est trop tard lorsque le chirurgien mandé par le voisin dentiste arrive sur les lieux. Il ne pourra que rédiger son rapport. Lorsqu’on le lit, il en dit long sur la détermination avec laquelle le coup fut porté !

« Le couteau a pénétré sous la clavicule du côté droit, entre la première et la seconde vraie côte, et cela si profondément que l’index a fait écart pour pénétrer de toute sa longueur à travers le poumon blessé et que, d’après la position des organes, il est probable que le tronc des carotides a été ouvert, ce qui indique la perte de sang qui a causé la mort et qui sortait de la plaie à flots, au dire des assistants… ».

Le procès-verbal d’autopsie confirmera en ajoutant : « Coup dirigé de devant en arrière, de droite à gauche et de haut en bas, l’aorte traversée, l’oreillette gauche du cœur atteinte. » On le voit, Jean-Paul Marat n’avait aucune chance de s’en sortir…

La meurtrière n’a pas cherché à fuir ; maîtrisée par le commissionnaire Le Bas qui la terrasse pourtant à coup de chaise elle n’oppose aucune résistance. Elle n’a que peu de choses à dire et ne variera jamais dans ses déclarations : elle a prémédité son geste et personne ne le lui a dicté, que sa conscience.

A la question de Chabot : "Comment avez-vous pu frapper Marat droit au cœur ?", elle répond : " L’indignation qui soulevait le mien m’en indiquait la route. "

Conduite à la prison de l’Abbaye et jugée rapidement, elle sera guillotinée le 17 juillet, quatre jours après son acte.

Le meurtre traversera l’Histoire, immortalisé par le tableau emblématique de Louis David, ami de la victime, et la nombreuse littérature consacrée à l’événement.

 

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Ce tableau remarquable, commandé dès le lendemain du drame par le député Guirault à David, compte « parmi l’un des dix chefs d’œuvres de la peinture française » (Beaux-Arts Magazine). L’artiste le livra le 14 octobre de la même année. Il existe de nombreuses copies dont la plus connue est celle attribuée à Gioacchino Serangeli de l’atelier de David; elle se trouve au Louvre. La toile originale du maître est exposée à Bruxelles au Musée Royal des Beaux-Arts. L’une et l’autre diffèrent par quelques détails et d’abord, l’inscription figurant sur le fond de caisse servant d’écritoire à Marat. David y a apposé sa signature et Serangeli l’épitaphe : « N’ayant pu me corrompre, ils m’ont assassiné. »

 

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On comparera l’original à la copie et l’on verra, sans parler des couleurs, quelques différences notamment dans l’angle d’inclinaison du visage et dans sa forme : plus rond chez David, plus ovalaire chez le copiste ; dans la hauteur de la caisse, la dimension de l’encrier, la position de l’assignat et de la feuille dépassant de la caisse. Cette feuille, plus encore que le couteau, tire l’œil et donne la profondeur de champ à cette « nature morte » paraissant dormir, ou plutôt, n’attendant que de « ressusciter » parce que –et sans doute est-ce ce qu’à voulu suggérer le peintre, Montagnard lui-même- la République, atteinte de toutes parts, et symbolisée ici par l’Ami du Peuple, ne peut pas mourir. De là à trouver à cette œuvre une configuration d’icône, il n’y a qu’un pas, et certains n’ont pas manqué de le faire qui y ont vu plus d’une analogie avec le Christ. Enfin, différence marquée mais de peu d’importance : la reprise ou la pochette sur le drap. On notera que le couteau, contrairement à ce qui a été dit, n’est pas à manche d’ébène mais à manche blanc, rappelant l’os ou l’ivoire. Et cela pour des raisons évidentes de présence  et de « mise en scène » puisqu’il fallait qu’il soit ensanglanté. Contrairement à la réalité, il y a peu de sang, il ne s’agissait pas de représenter un « abattage », à peine voit-on l’eau du bain rougie et des filets couler sur la poitrine d’une plaie qui n’est pas sans évoquer celle du coup de lance de Longin… Le drap lui-même, à peine taché, reste immaculé, comme le tour de tête d’un homme, qui, aux dires de ses contemporains, vivait dans sa crasse.

Cette œuvre, d’un « grand » David, résume sa manière et on la reconnaît dans le drapé des étoffes, dans la maîtrise de la couleur, l’anatomie du corps et la composition du tableau construit sur la diagonale. Le sujet « tire » l’œuvre, et si l’on veut blasonner, on dira qu’il s’appuie en pointe et à dextre, comme le montre le couteau. Le visage endormi semble attendre le lever du soleil. Le tapis vert n’a pas été choisi au hasard, c’est la couleur qui évoque l’un des stades de la décomposition et de la végétation ; c’est aussi la couleur du tapis de « jeux » sur lequel on abat les cartes ; c’est aussi celui du « grand jeu » du démiurge, symbole de la re-vie et de l’éternel retour. En dépit de tout ce qui a été dit du vivant de l’homme et livré à la postérité par des historiens partiaux, l’Ami du Peuple n’a rien ici du monstrueux batracien, ni du gnome blafard et ridicule auquel on s’est plu à le comparer. Au contraire, il paraît beau, ainsi la voulu le pinceau de David, et c’est par là qu’il restera à la postérité.

Charles Baudelaire ne s’y était pas trompé qui soulignait toute la force de l’œuvre et l’apothéose conférée à la victime par le pinceau de l’artiste :

"Le drame est là, vivant dans toute sa lamentable horreur, et par un tour de force étrange qui fait de cette peinture le chef d'oeuvre de David et une des grandes curiosités de l'art moderne, elle n'a rien de trivial ni d'ignoble. Ce qu'il y a de plus étonnant dans ce poème inaccoutumé, c'est qu'il est peint avec une rapidité extrême, et quand on songe à la beauté du dessin : il y a là de quoi confondre l'esprit. Ceci est le pain des forts et le triomphe du spiritualisme : cruel comme la nature, ce tableau a tout le parfum de l'idéal. Quelle était donc cette laideur que la sainte Mort a si vite effacée du bout de son aile ? Marat peut désormais défier l'Apollon, la Mort vient de le baiser de ses lèvres amoureuses, et il repose dans le calme de sa métamorphose. Il y a dans cette oeuvre quelque chose de poignant à la fois; dans l'air froid de cette chambre, sur ces murs froids, autour de cette froide et funèbre baignoire, une âme voltige."

Charlotte Corday, Marat : l’assassin et sa victime ; étaient-ils tellement différents l’un de l’autre ? Tous deux animés d’une même foi, d’un courage à toute épreuve servi par une volonté farouche, tous deux seuls, et ne devant compter que sur eux-mêmes en face de l’adversité, tous deux promis à une mort sanglante. Si proches et si lointains ; l’image de l’un restant attachée au vice et à la monstruosité, celle de l’autre à la vertu et à l’angélisme. Et comment pouvoir nommer l’un d’eux sans évoquer l’autre ? Etrange pouvoir qu’à la mort de sceller des destins sous le même cachet. L’une gagnant la postérité par le geste réitéré de Judith, l’autre ne la devant qu’au seul talent de David et au pouvoir qu’à l’amitié d’immortaliser l’élu.

 

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Porté en grandes pompes au Panthéon (21 septembre 1794) en place de Mirabeau, l’Ami du Peuple finit au ruisseau l’année d’après, sur un décret de la Convention (8 février 1795). Plus exactement c’est son buste qu’on jeta à l’égout ; sa dépouille étant transférée au cimetière de Sainte Geneviève. Quant à Charlotte Corday, ses restes conduits au cimetière de la Madeleine connurent, du moins pour le crâne, un étrange parcours; subtilisé lors du transfert, il aurait été conservée par Sanson et se trouverait aujourd’hui chez les descendants du prince Radziwill (enquête de Clémentine Portier-Kaltenbach).

Et, par un curieux concours de circonstances, le lendemain de la mort de Marat, mourrait de ses blessures à Saint Florent le Vieil le premier Généralissime de l’armée vendéenne, Jacques Cathelineau. D’un côté, la République se voyait frappée dans l’une de ses icônes, de l’autre la Royauté perdait l’un de ses meilleurs serviteurs.

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Cathelineau, tableau de Girodet

Cathelineau, voiturier au Pin en Mauges, se trouvait être un homme du peuple ; il y a peu de chances néanmoins que Marat l’ait tenu pour l’un de ses amis, lui qui ne voyait dans la Vendée en armes, qu’une assemblée de brigands juste bonne à exterminer !

Ainsi finissent des destinées peu communes qui ne font pas mentir la parole de l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité » ou si l’on veut : « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. »

 

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...

Ce qu’il y a de nouveau ici concerne la peinture de David; c’est qu’une découverte récente  vient d’être faite suite à une vente aux enchères par la Galerie Turquin, de ce qu’on pensait être une copie et qui, après examen approfondi, s’avère être l’étude originale du peintre de la Révolution. S’il ne l’a pas rendue telle qu’elle dans son tableau achevé c’est parce qu’il a jugé préférable de substituer au visage déformé par la maladie et la souffrance de son ami, celui immortalisé par l’œuvre définitive. On lira avec intérêt sur le sujet l’article de Giulio publié le 14 février 2010 dans « Etats du Lieu » (lien : etatsdulieu.wordpress.com).

 

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Louis DAVID, autoportrait

 

Orientations :

 

Guillaume MAZEAU : Le Bain de l’Histoire (La chose publique, Champ Vallon 2009)

Jacques CASTELNAU : Marat « L’Ami du Peuple » (Hachette 1947)

Edmond BIRE : Journal d’un bourgeois de Paris pendant la Terreur (Tome III, Librairie Académique Perrin 1908)

Edouard HERRIOT : Dans la forêt normande ( Hachette 1925)

Bernardine MELCHIOR-BONNET : Charlotte Corday (Tallandier 1989)