02/10/2010
LA MORT DU LOUP
Puisque la chanson de Jean Claude ANNOUX l'évoque, voici la "Mort du loup" écrite en 1843 et tirée des DESTINEES du comte de VIGNY. C'est une belle leçon de courage et de dignité...
Les nuages couraient sur la lune enflammée
Comme sur l'incendie on voit fuir la fumée,
Et les bois étaient noirs jusques à l'horizon.
Nous marchions sans parler, dans l'humide gazon,
Dans la bruyère épaisse et dans les hautes brandes,
Lorsque, sous des sapins pareils à ceux des Landes,
Nous avons aperçu les grands ongles marqués
Par les loups voyageurs que nous avions traqués.
Nous avons écouté, retenant notre haleine
Et le pas suspendu. –
Ni le bois, ni la plaine Ne poussait un soupir dans les airs ;
Seulement La girouette en deuil criait au firmament ;
Car le vent élevé bien au dessus des terres,
N'effleurait de ses pieds que les tours solitaires,
Et les chênes d'en-bas, contre les rocs penchés,
Sur leurs coudes semblaient endormis et couchés.
Rien ne bruissait donc, lorsque baissant la tête,
Le plus vieux des chasseurs qui s'étaient mis en quête
A regardé le sable en s'y couchant ;
Bientôt, Lui que jamais ici on ne vit en défaut,
A déclaré tout bas que ces marques récentes
Annonçait la démarche et les griffes puissantes
De deux grands loups-cerviers et de deux louveteaux.
Nous avons tous alors préparé nos couteaux,
Et, cachant nos fusils et leurs lueurs trop blanches,
Nous allions pas à pas en écartant les branches.
Trois s'arrêtent, et moi, cherchant ce qu'ils voyaient,
J'aperçois tout à coup deux yeux qui flamboyaient,
Et je vois au delà quatre formes légères
Qui dansaient sous la lune au milieu des bruyères,
Comme font chaque jour, à grand bruit sous nos yeux,
Quand le maître revient, les lévriers joyeux.
Leur forme était semblable et semblable la danse ;
Mais les enfants du loup se jouaient en silence,
Sachant bien qu'à deux pas, ne dormant qu'à demi,
Se couche dans ses murs l'homme, leur ennemi.
Le père était debout, et plus loin, contre un arbre,
Sa louve reposait comme celle de marbre
Qu'adorait les romains, et dont les flancs velus
Couvaient les demi-dieux Rémus et Romulus.
Le Loup vient et s'assied, les deux jambes dressées
Par leurs ongles crochus dans le sable enfoncées.
Il s'est jugé perdu, puisqu'il était surpris,
Sa retraite coupée et tous ses chemins pris ;
Alors il a saisi, dans sa gueule brûlante,
Du chien le plus hardi la gorge pantelante
Et n'a pas desserré ses mâchoires de fer,
Malgré nos coups de feu qui traversaient sa chair
Et nos couteaux aigus qui, comme des tenailles,
Se croisaient en plongeant dans ses larges entrailles,
Jusqu'au dernier moment où le chien étranglé,
Mort longtemps avant lui, sous ses pieds a roulé.
Le Loup le quitte alors et puis il nous regarde.
Les couteaux lui restaient au flanc jusqu'à la garde,
Le clouaient au gazon tout baigné dans son sang ;
Nos fusils l'entouraient en sinistre croissant.
Il nous regarde encore, ensuite il se recouche,
Tout en léchant le sang répandu sur sa bouche,
Et, sans daigner savoir comment il a péri,
Refermant ses grands yeux, meurt sans jeter un cri.
J'ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n'ai pu me résoudre
A poursuivre sa Louve et ses fils qui, tous trois,
Avaient voulu l'attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux la belle et sombre veuve
Ne l'eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
A ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l'homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.
Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d'Hommes,
Que j'ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C'est vous qui le savez, sublimes animaux !
A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse
Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse. -
Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au coeur !
Il disait : " Si tu peux, fais que ton âme arrive,
A force de rester studieuse et pensive,
Jusqu'à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j'ai tout d'abord monté.
Gémir, pleurer, prier est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t'appeler,
Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. "
10:53 Publié dans Poèmes | Lien permanent | Commentaires (0)
AUX JEUNES LOUPS
Nous l'aimions bien Jean Claude ANNOUX, il était né le 15 mai 1939 à Beauvais; il nous a quitté le 2 octobre 2004 à Martigues...
Restent ses "Jeunes Loups" qui lui valurent le prix de l'Académie Charles Cros en 1965; écoutons-les avec attention.
09:58 Publié dans Chansons | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean claude annoux, loups, octobre, beauvais, martigues, charles cros
30/09/2010
LE CHATEAU
Souvent, je vais voir le château. J’en suis éloigné d’à peine deux, trois kilomètres tout au plus. Je m’y rends par les chemins de traverse, sous l’ombre des charmes et des chênes centenaires. Je suis fidèle au rendez-vous ; c’est comme d’un pacte qu’on aurait signé tous les deux. On se retrouve tôt le matin, salué par les corneilles, et quelquefois le soir, à la tombée de la nuit, sous l’œil des chouettes et des hiboux…
Je m’installe au pied d’un chêne, un gros, au fond du parc, discrètement, en bordure du chemin, pas loin des piliers du portail effondré. C’est comme un rituel, il y entre du sacré, c’est la condition –et la permission- d’ouvrir la porte… De là, je l’ai bien en face le château, dans la perspective de la prairie plantée d’arbres remarquables. La façade à l’ordonnance classique, éclairée par les premiers rayons du soleil ou la clarté de la lune selon, déploie sa majesté au-dessus de la terrasse à balustres regardant le Sud. Tout paraît à l’abandon comme si on avait quitté l’endroit depuis longtemps ainsi qu’en témoignent les hautes herbes, et, cependant, à considérer le lieu, on le sent comme habité par la présence discrète d’une âme qu’on imagine éplorée en attente d’un être cher… Une âme qui se souviendrait des moments de bonheur auxquels elle serait resté fidèle, attendant, dans son arche de pierre blanche, le retour de l’Amour perdu…
Quand les vents de l’automne animent les basses branches du vieux chêne et que les corneilles obstinées poussent leurs cris plaintifs en tournoyant au-dessus de moi, tout m’apparaît d’un autre temps et c’est l’instant propice au « recueillement ».
C’est alors, que le lieu s’anime par féerie, devient familier, et se prête à « l’aventure ». Sans qu’il soit besoin de bouger de place, c’est à présent un « autre moi » qui traverse la prairie, se faufile par l’allée des buis entre les topiaires des ifs taillés en pyramides, et s’approche du porche qui s’ouvre sous la terrasse rattrapant le dénivelé du replat, entre les deux volées d’escaliers. Il passe la porte cloutée, ce « moi » subtil, sans avoir besoin de la pousser et, sous une voûte, s’avance d’un pas léger sur les lourdes dalles en calcaire jusqu’au bout du couloir, dans une odeur de cave et de futailles.
D’un côté, c’est la montée vers la cuisine, sous l’une des tours carrées qui cantonnent le corps de logis ; de l’autre, se succèdent la buanderie et puis les caves, s’enfonçant sous la cour d’honneur.
Les cuisines des châteaux m’ont toujours fasciné, et celle-là, dans le silence sépulcral de l’abandon, je l’imagine en pleine activité. Un feu d’enfer ronfle dans la grande cheminée autour de laquelle les mitrons s’activent à surveiller les lèches frites et le tourne broche. Pendues aux crémaillères, les lourdes marmites font chanter leurs couvercles sous la pression des bouillons qui s’énervent. Au fourneau tout rutilant de graisse, la cuisinière arrose quelque chapon dont la peau dorée crève en fusant sous la torture de la chaleur. La longue table d’office croule sous les victuailles : légumes du potager disposés en façon de nature morte et qu’on croirait tombés d’un tableau classique, luisantes carpes d’un vert métallescent virant à l’orangé sous le ventre , corbeilles chargées de fruits tachés de rousseurs, canes à lait, jattes remplies de crèmes et d’entremets, pains et gâteaux juste tirés du four, exhalant cette odeur à nulle autre pareille qu’ont les « laboratoires » de boulangerie.
Des lourdes poutres du plafond pendent à des crocs des chapelets de saucisses, du lard séché et ces jambons aux formes généreuses qu’on trouve dans les campagnes. En vis-à-vis, les cuivres polis suspendus à la servante au-dessus du buffet à hauteur de corps, renvoient l’image de leur habit cramoisi et lustré…
On a monté de la cave des flacons qu’on a disposés sur le potager devant la fenêtre ; ils délivrent, à la façon des vitraux, des rouges qu’on ne saurait imiter et qui sont l’apanage des vieux vins ; ils tiennent du rubis, de la spinelle, du grenat et du sang…
Laissons à regret le « ventre » du château, traversons l’office, et rejoignons, par le petit couloir de service, la grande entrée qui distribue de part et d’autre les salons et la salle à manger.
Aux murs, au sol, aux plafonds, partout, ce sont les siècles qui nous regardent. Toutes ces choses choisies dans un goût sûr pour le plaisir des yeux ou pour l’usage dorment ici dans le silence des tombeaux ; mais on sent bien qu’il suffirait d’un regard ami pour les réveiller. Alors, telle tapisserie de haute lisse lui dirait quelle dame la fit venir de la lointaine Flandre en ces terres reculées. Les tapis du Caucase et les galeries raconteraient les tribus nomade qui les ont tissés et quelles mains habiles les ont fait sortir de métiers primitifs depuis longtemps disparus… Ouvrons les buffets, les cristaux de bohême, les porcelaines de Sèvres des fabriques du Comte d’Artois n’aspirent qu’à retrouver leur place sur la longue table en noyer de la salle à manger. Elle n’attend que d’être dressée.
Sur la tablette des cheminées Louis XIV en brèche d’Alep ou en marbre de Carrare, sur celle des cheminées Pompadour rouge griotte ou noir de Belgique on a disposé des bustes, des pendules , des chandeliers ou des coupes en porcelaine fine. De haut en bas sont accrochés des tableaux et des gravures ; on y voit des natures mortes, des scènes de l’antiquité gréco-romaine dans le goût du Directoire, des paysages et des portraits… Il y en a partout, et surtout des gravures ! Elles tapissent la montée à l’étage par le grand escalier de pierre ; on en trouve dans les cabinets les plus reculés et dans la grande bibliothèque où se succèdent les portraits en taille-douce des généraux d’Empire et les « Métamorphoses » coloriées de Grandville, dans leurs cadres en acajou. Dans le prolongement de la bibliothèque aux rayonnages en chêne chargés des classiques aux reliures « à chardons », on a disposé un « cabinet de curiosités » comme il était d’usage d’en posséder un au siècle des « Lumières ». C’est un lieux bavard et magique à la fois en cela qu’il donne une image du monde au temps des découvertes savantes de l’époque : les vestiges de l’homme primitif y figurent disposés dans des vitrines, en l’espèce d’armes et d’outils en silex ramassés derrière la charrue et apportés par le paysan au châtelain ; sur des consoles des poteries romaines et des urnes sont alignées ainsi que des objets exotiques rapportés par d’audacieux explorateurs… On le voit, Boucher de Perthes et Déchelette y côtoient Stanley et Livingstone. Faut-il s’attarder sur les animaux empaillés mangés par les mites, les collections de coléoptères, l’herbier, les sulfures, l’énigmatique contenu des flacons bouchés à l’émeri et les cornues ? Ou faut-il, à grandes enjambées, gagner au plus vite le grenier en réservant les chambres pour la descente ?
C’est donc par le grenier qu’il convient de mettre un terme à l’exploration silencieuse du château. Comme dans tous les greniers délaissés des grandes demeures, les araignées et les souris y ont élu domicile. Elles y veillent sur des trésors depuis longtemps oubliés : vêtements d’une autre époque, rangés dans des malles tapissées de rayures, caisses emplies de papiers de famille, actes notariés, factures, registres, agendas… Cartons bourrés de livres d’école et de cahiers ; étagères, croulant sous le poids de la « Revue des Deux Mondes », de « l’Illustration » et de toute une succession d’almanachs calés par des boîtes à chaussures bourrées de cartes postales… Chambres de bonne dont on a du mal à pousser les portes tant on y a remisé de meubles et d’objets dont on ne voulait plus : lits bateaux, armoires, penderies, série de chaises et de fauteuils dépareillés vieilles armes et souvenirs militaires et toujours des cadres sans leur toiles ou des toiles sans leur cadres…
Faut-il, en redescendant, pousser la porte des chambres où n’y glisser qu’un œil, par crainte d’être surpris, de déranger, de violer une intimité qui ne nous appartient pas ? Il suffit de passer sans faire de bruit pour en savoir assez des joies et des drames qui s’y succédèrent, et dont les murs, n’en doutons pas, ont gardé l’empreinte….
Quand l’imagination seule s’autorise à percer le secret des lieux, il n’y a rien à craindre des dieux lares et des génies familiers… C’est ce que me dit le château toutes les fois que je vais le voir et c’est d’une autre citadelle, aussi, dont il me parle. L’accès en est moins aisé, quoique nous la connaissions mieux, en apparence, puisque nous « l’habitons », il convient de s’y aventurer avec prudence tant elle recèle de ruses et de pièges et pourrait, si l’on n’y prenait garde se comporter comme un monstre en nous avalant sans même que nous nous en apercevions…
« Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère... »
20:18 Publié dans carnet de route | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : château, chêne, cuisine, imagination, grenier, boucher de perthes, silex, cabinet de curiosités