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19/08/2011

19 AOUT 1924

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19 août 1924, décès de Joseph-Ferdinand CHEVAL, plus connu sous le nom de « Facteur Cheval ».

10 mille journées.

93 mille heures.

33 ans d’épreuves.

C’est le temps qu’il aura fallu à Ferdinand CHEVAL pour édifier son « Palais Idéal », œuvre de toute une vie : « Plus opiniâtre que moi se mette à l’œuvre. » a-t-il écrit en façade Est du monument pour consacrer ce travail surhumain. Car il s’agit bien de cela : 3500 sacs de chaux et ciment gâchés à la seule force du poignet, 1000 mètres cubes de maçonnerie et des tonnes de cailloux acheminés d’abord à dos d’homme sur des distances pouvant excéder 15 kilomètres et plus, charriés ensuite avec l’aide de la fidèle compagne de peine, sa brouette. Des centaines de milliers de kilomètres avalés en 33 années de labeur sans trêve ni repos, à seules fins de faire jaillir le rêve dans la réalité. Pari gagné au prix d’une vie, celle d’un homme simple de vieille race, solide et noueuse comme le bois d’un vieux chêne, fidèle et généreuse comme la terre, d’où il tira sans se lasser, jour et nuit, la matière première de son oeuvre.

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Dans sa lettre autobiographique du 15 mars 1905, avant de nous raconter son « étrange histoire », Ferdinand Cheval se présente:

« Fils de paysan, paysan, je veux vivre et mourir pour prouver que dans ma catégorie il y a aussi des hommes de génie et d’énergie. Vingt-neuf ans je suis resté facteur rural.

Le travail fait ma gloire et l’honneur mon seul bonheur ; à présent, voici mon étrange histoire. Où le songe est devenu, quarante ans après, une réalité… »

Cette histoire, il l’a déjà exposée à l’archiviste départemental André Lacroix dans un courrier non daté rédigé probablement à l’automne 1897. C’est en faisant sa tournée de facteur rural, un jour d’avril 1879 que tout commença…

Son pied bute sur un cailloux du chemin, quelques lieues avant d’arriver à Tersanne :

« Je fus très surpris de voir que j’avais fait sortir de terre une espèce de pierre à la forme si bizarre, à la fois si pittoresque que je regardais autour de moi. Je vis qu’elle n’était pas seule. Je la pris et l’enveloppais dans mon mouchoir de poche et je l’apportais soigneusement avec moi me promettant bien de profiter des moments que mon service me laisserait libres pour en faire une provision. »

Dans la lettre du 15 mars 1905, plus détaillée, il donne des précisions sur cette découverte propitiatoire : « C’est une pierre molasse, travaillée par les eaux et endurcie par la force des temps, elle devient aussi dure que les cailloux. Elle présente une sculpture aussi bizarre qu’il est impossible à l’homme de l’imiter : elle représente toutes espèces d’animaux, toutes espèces de caricatures.

Je me suis dit : puisque la nature veut faire la sculpture, moi, je ferai la maçonnerie et l’architecture.

Voici mon rêve. A l’œuvre, me suis-je dit. »

Alors commence le « travail d’un seul homme », « travail de géants ». Et c’est au prix d’efforts qu’on a peine à imaginer, que ce petit homme sec et déterminé, jour après jour, nuit après nuit, sans se lasser jamais ni céder à la fatigue, creuse la terre pour y façonner les « tombeaux » au-dessus desquels il empile pierres sur pierres, maçonnées dans des circonvolutions et des arabesques qui défient les lois de la pesanteur.

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On comprend, quand on se trouve en face du Palais, qu’il s’agit là d’une quête, symbole d’éternité. C’est une sculpture ; et il l’a dit « si bizarre qu’on croit vivre dans un rêve »… Elle lui vient d’un songe qu’il polit dans sa tête sur le chemin à la faveur de ses tournées de facteur.  A compter du jour où il se met à poser la première pierre de son « Temple de la Nature », il n’a de cesse, lui sacrifiant ses nuits (il ne dormait que deux à trois heures, travaillant le reste du temps à la lueur d’une lanterne), d’y ajouter quelque chose de nouveau, souvenir d’école ou de lectures dont il a retenu ce qui l’a frappé.

C’est ainsi qu’on y trouve les figures tutélaires de César Vercingétorix et Archimède sous la forme de trois géants, Veleda la Druidesse, les quatre évangélistes, des pèlerins, des anges, un petit génie, les bergers des Landes, les allégories de la Mort et de l’Abondance ; puis des animaux tels qu’autruches, flamands, oies, aigles, hirondelles,  pélicans, la loutre et le guépard, le cerf, la biche, le petit faon, un crocodile, des pieuvres … Tous disposés dans des façons de grottes et de niches.

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A ces figures il faut ajouter les monuments miniaturisés que sont les tombeaux druide, égyptien et romain, le temple hindou et celui de la nature, la grotte de la Vierge Marie et celle de Saint Amédée, le chalet suisse, la Maison Blanche, la Maison carrée d’Alger, la mosquée arabe, un château au Moyen-âge.

Cela tient de l’Arche de Noé et de la foire exposition ou plutôt, comme on en voyait au temps du facteur, d’une exposition coloniale.

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Tout s’y mêle, du paganisme à la chrétienté dans une convivialité bonhomme. C’est un panorama du monde en raccourci qui nous livre la sensibilité de son auteur, l’intérêt qu’il portait aux « temps primitifs », aux « figures d’antiquité », aux fossiles et son amour de la nature. Qu’il entre de la naïveté dans cette démarche, au même titre que dans celle du douanier Rousseau, c’est l’évidence, elle est vraie, et c’est par là qu’elle nous charme. C’est d’ailleurs ce qu’enseigne l’étymologie la plus ancienne de naïf: « ce qui n’a pas subi d’altération, véritable, réel, qui imite le naturel ».

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Nul procédé, tout paraît couler spontanément de la source des dieux ; on circule en ce mystère par des labyrinthes, des galeries, dans le clair obscur. On le domine, en se promenant sur une grande terrasse d’une longueur de 23 mètres construite au-dessus de ce que le facteur appelait ses hécatombes ; à partir de là on peut monter par des escaliers, d’un côté, à la tour de barbarie, de l’autre, au sommet d’un petit génie qui éclaire le monde.

L’œuvre est décorée de coquillages, de feuillages et d’entrelacs façonnés à la truelle dans le ciment ; fruits, guirlandes, rochers, cascades, rocailles, partout se disputent la place, sauf en façade Sud, plus dépouillée, surmontée d’une coupole et de deux aloès :  « En dessous, c’est mon musée antédiluvien où j’enferme mes silex et les pierres diluviennes. Ces deux façades sud-ouest m’ont coûté encore six ans de travail.

Espérance, patience, persévérance : j’ai tout bravé, le temps, la critique et les années. »

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Oui, cet homme a tout bravé et il le dit et le répète dans ses lettres et les sentences peintes d’une main appliquée là où il restait de la place à exploiter :

—   ­Heureux l’homme libre, / Brave et travailleur, / Le rêve d’un paysan. 

— A cœur vaillant rien d’impossible.

—   L’hiver comme l’été, / Nuit et jour j’ai marché, / J’ai parcouru la plaine et le coteau, / De même que le ruisseau / Pour apporter la pierre dure / Ciselée par la Nature. / C’est mon dos qui a payé l’écot. / J’ai tout bravé, même la mort.

—   Ton Palais, né d’un rêve, / Nous, tes outils, compagnons / Et témoins de tes peines / De siècles en siècles, / Nous dirons aux générations nouvelles, / Que toi seul a bâti ce temple de merveilles.

—   Le soir a la nuit close, / Quand le genre humain repose, / Je travaille à mon palais / De mes peines nul ne saura jamais.

—   1882. Sur la route de la vie, / J’ai lutté avec courage seul / Dans le travail j’ai trouvé la vraie gloire.

—   Ce monument est l’œuvre d’un paysan.

—   Rappelle-toi que vouloir, c’est pouvoir.

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—   Aide-toi, le ciel t’aidera.

—   Au champ du labeur / J’attends mon vainqueur.

—   En créant ce rocher, / J’ai voulu prouver ce que peut la volonté.

—   Ma volonté a été aussi forte que ce rocher.

—   En cherchant j’ai trouvé. / Quarante ans j’ai pioché, / Pour faire jaillir de terre ce palais de fées. / Pour mon idée, mon corps a tout bravé, / Le temps, la critique, les années. / La vie est un rapide coursier, / Ma pensée vivra avec ce rocher.

—   Tout ce que tu vois, passant, / Est l’œuvre d’un paysan.

—   Travail d’un seul homme.

—   Travail de géants.

 

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Ferdinand Cheval, petit homme chétif exempté de service militaire, soutenu par la foi du charbonnier, remplit sa mission en répétant qu’il est un paysan, un homme qui s’occupe des travaux de la terre. Ce mot revient dans ses sentences, comme reviennent « volonté », « peine », « bravoure ». Il s’est lancé un défi, il l’a gagné, fier de son œuvre il écrit en 1903 sur la façade Ouest : « Le travail fut ma seule gloire, L’honneur mon seul bonheur. »

Trente-trois années de labeur auront été nécessaires pour élever ce monument d’exception. En 1912 le facteur pose sa dernière pierre… En dépit du souhait qui était le sien d’y reposer après sa mort, l’administration lui refuse l’autorisation d’inhumation. Aussi, sans se décourager, en 1914, alors que l’Europe s’enflamme, Cheval reprend la truelle et sa brouette pour édifier au-dessus du tombeau familial d’Hauterives un mausolée digne de lui : « Le Tombeau du silence et du repos sans fin ». Comme le Palais, il le bâtit de galets, de rocailles et de coquillages. Il n’a pas du aller les chercher bien loin ses galets, sinon dans le lit de la Galaure qui coule derrière l’enclos des morts. Il consacre encore huit années de sa vie pour mener à bien cette entreprise. Il n’était que temps ! Le 19 août 1924, après quatre-vingt-huit années d’une vie sans reproche, Ferdinand Cheval s’éteint à Hauterives chez sa belle-fille, maison Cheval (tissus).

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Voici ce qu’il disait du tombeau dans son cahier de 1911 :

« Ce tombeau se trouve à un petit kilomètre du village d’Hauterives.

Son genre de travail le rend très original, à peu près unique au monde, en réalité c’est l’originalité qui fait sa beauté.

Grand nombre de visiteurs vont ainsi lui rendre visite après avoir vu mon « Palais de rêves » et retournent dans leur pays émerveillés en racontant à leurs amis que ce n’est pas un conte de fée, que c’est la vraie réalité. Il faut le voir pour le croire. C’est aussi pour l’Eternité que j’ai voulu venir me reposer au champ de l’Egalité.

Dieu—Patrie—Travail. »

Avant de quitter ce monde et de passer à la postérité, Cheval avait eu soins, n’ayant plus besoin d’elle, de réserver à sa brouette la place d’honneur qu’elle méritait dans le Palais Idéal au pied des trois Géants, dans une niche en façon de tombeau, prévue à cet effet.

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Elle aussi dort d’un repos bien mérité, avec les outils, derrière sa grille. A la détailler, on devine sur le bois du fond, tracé de la même main que les sentences cette dédicace : « A ma compagne de peine ». Elle fait écho à ce qu’on peut lire au-dessus de la niche :

—   « Je suis la fidèle compagne / Du travailleur intelligent / Qui chaque jour dans la          campagne / Cherchait son petit contingent. »

—   « Moi, sa brouette, j’ai eu cet honneur / D’avoir été 27 ans sa compagne de labeur. »

Qui saurait mieux dire que la brouette de l’artiste, sinon ceux qui l’ont connu ? Et parmi eux Mme Julia Achard, enregistrée en 1978 par Jean-Pierre Jouve, Claude et Clovis Prévost :

« Le père Cheval avait fait exprès un banc pour ses lapins : ses lapins sautaient sur le banc, ils étaient assis. (…) Dans la maison sur le rayon sous la fenêtre là y avait son bol pour boire son vin, fallait pas le lui laver, il buvait toujours dans ce bol, il avait une petite bouteille d’eau-de-vie pour se laver la figure tous les jours de la semaine. Le dimanche il se lavait avec du savon, et son torchon était toujours accroché derrière.

(…) Les arbres armés, ils se dégradaient déjà, il était ennuyé, il disait « Faut que je les refasse parce qu’ils vont dégringoler. » (…) Pauvre père Cheval, il était bien gentil (…) Il avait toujours les doigts qui lui saignaient avec ce ciment, il m’appelait pour lui empâter les doigts…

Cheval, il était comme moi, il aimait la solitude. (…) Il ne parlait pas politique. Il était pas fier mais sérieux. Il n’était pas gros le pauvre ni grand, mais il travaillait tellement ! Il ne savait pas se reposer… Il était récalcitrant : il était là qui approfondissait toujours. Il raffinait, il avait toujours son couteau. Il agrandissait pas, il améliorait. »

Narration quasi célinienne, d’où il ressort que le facteur était un raffiné, un perfectionniste, un homme qui revenait sans cesse sur l’ouvrage, à le polir comme un galet et conséquemment à se polir lui-même.

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C’est pourquoi quand on les détaille, le visage de Ferdinand Cheval et son port de tête expriment, dans sa plénitude, le triomphe de la volonté. Il est curieux de faire un rapprochement entre l’évidence de ce visage, sa rectitude, sa détermination, sa sagesse, et les chiffres marquants de sa destinée : né un 19 avril, mort un 19 mars ; 33 années de labeur au Palais ; travail achevé à 77 ans, décès à 88 ans. Il s’en est fallu d’une année pour que la première pierre posée dans le pré du quartier du Moulin le fut à 44 ans…

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« Dieu—Patrie—Travail »… Cette devise, je ne puis m’empêcher de la rapprocher de celle d’un autre obstiné, mais un psychotique celui-ci, si bien interprété par Michel Galabru dans « Le Juge et l’Assassin ». Je veux parler de Joseph Vacher, qui faisait précéder ses lettres de la sentence « Dieu— Droits— Devoirs ». Vacher l’éventreur, le tueur de bergers… Lui aussi sillonnait les chemins de la Drôme , mais pour d’autres raisons que celle de ramasser les cailloux… Quand Cheval bâtissait, lui détruisait. On lui attribue le meurtre d’une septuagénaire à Hauterives même, en 1895. Cette année-là, le facteur, tout en perfectionnant son palais construit la Villa Alicius, sa maison. Vacher, lui, toujours sur les chemins fait sonner ses galoches ferrées à marche forcée… Deux destinées tellement éloignées l’une de l’autre qui auraient pu se croiser ; il ne tint à si peu qu’elles ne le fissent…

Aujourd’hui, le Palais Idéal reçoit son flot quotidien de visiteurs qui tous l’admirent, parce que cette œuvre pétrie d’émotion ne laisse personne indifférent. Classée monument historique en 1969, elle demande un entretien permanent et une surveillance accrue, car elle est  fragile. Comme le sont aussi ses abords.

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A ce titre, on pourra s’interroger sur la pertinence qu’il y avait à édifier juste derrière elle au bord de la Galaure, sur ce qui naguère était un pâturage, un établissement public de santé !

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Encore une fois, c’est enfoncer des portes ouvertes de dire que trop d’élus coupent la branche sur laquelle ils sont assis ! On le voit, ici comme ailleurs, ils ne sont guère respectueux des « jardins secrets où souffle l’esprit ».

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30/05/2011

30 MAI 1431

 

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(Oeuvre de BARRIAS, plateau des aigles, Bonsecours, Rouen)

 

Jehanne, la Pucelle, "Fille de Dieu", dite "Jeanne d'Arc" est brûlée vive sur la place du vieux marché à Rouen...

" Au milieu de la place, près du pilori, un socle de plâtre, d'une hauteur inusitée, portait un amoncellement de deux ou trois cents fagots secs, imbibés de graisse de porc, disposés en deux assises superposées, avec interstices pour activer le passage de l'air, et, aux quatre coins, des foyers d'allumage mêlés de paille. Au sommet se dressait l'estache, poteau de bois haut de 8 pieds (2,60m), avec trous pour le passage des liens, destinés à fixer la victime. Un déploiement énorme de sept à huit cents soldats en armes entourait cet espace...

... Les soldats anglais la conduisirent à l'échafaud (...) Jeanne, étreignant toujours la croix de Saint-Sauveur, fut, comme l'avait été Jean Huss, coiffée d'une mitre d'infamie, en papier, en forme de tronc de cône renversé, sur laquelle se détachaient ces mots :“hérétique, relapse, apostate, ydolâtre"...

... C'est alors que le bailli donna l'ordre de mettre le feu au bûcher. A cet instant, Jeanne cria à haute voix: "Jhésus" et invoqua Saint Michel. (...) L'échafaud de plâtre servant de socle était tellement élevé, sans doute dans le but de l'exposer mieux aux regards, que le bourreau fut impuissant à l'atteindre pour abréger ses souffrances.

... Les Anglais s'acharnèrent sur les restes de la Pucelle. Dès qu'elle fut morte, craignant qu'on ne pût dire qu'elle s'était évadée, ils donnèrent l'ordre au bourreau d'écarter les flammes pour faire apparaître à tous son corps dépouillé de ses vêtements brûlés. Ensuite, après que celui-ci eut été calciné, bien qu'à plusieurs reprises le bourreau eût appliqué bois et charbons sur les entrailles et sur le coeur, il lui fut impossible de réduire en cendres ce dernier qui resta intact et plein de sang. Enfin, pour soustraire ses restes à toute vénération, et "afin que jamais sorcherie ou mauvaisté on n'en peust faire ni propposer", ils furent sur l'ordre du cardinal Winchester rassemblés dans un sac et jetés à la Seine. Ce fut fait par-dessus le parapet crénelé du pont Mathilde, probablement vers le milieu du fleuve où le courant était le plus rapide " ( Colonel de LIOCOURT: La Mission de Jeanne d'Arc, T. II, Nouvelles Editions Latines, 1981).

C'était il y a 580 ans...

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(Oeuvre de REAL del SARTE, église de Domrémy)









 

19:07 Publié dans Portraits | Lien permanent | Commentaires (0)

18/05/2011

18 MAI 1887

 

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Anniversaire  de la naissance de l’écrivain allemand Ernst WIECHERT, qui vit le jour Le 18 mai 1887 en Prusse orientale dans la région de Sensburg. Ce fils de forestiers élevé au milieu des bois et des marais dans le respect de la religion de ses pères, a puisé la matière de son œuvre au contact des humbles et de la nature qu’il a observé dans le recueillement et la méditation où le portait son tempérament. Ses interrogations sur la vie et sur la mort, sur la force du destin, sur le mal et la rédemption, et la façon dont ils les arrange, font de son œuvre une matière de vitrail où les thèmes sont répétés sans jamais lasser le lecteur. On s’y attarde volontiers, parce qu’on y trouve le calme et la paix semblables à ceux qui vous accueillent quand on pousse la porte d’un sanctuaire ou d’une cathédrale.

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Lire Wiechert –dont les ouvrages malheureusement ne sont plus édités- c’est un peu comme « entrer » dans l’œuvre de Schubert ; on n’est plus tout à fait le même quand on en sort. Voici quelques extraits tirés successivement de la SERVANTE du PASSEUR (1932), des ENFANTS JEROMINE (1945), de LA VIE SIMPLE (1939) et de MISSA SINE NOMINE (1950)…

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« Là, ses pensées furent coupées net. Dans l’entrebâillement de la porte branlante, se tenait la chose grise, impalpable, la chose sans visage, qui n’était qu’une forme fumeuse. Un corps aux épaules d’ombre penché sur l’eau et qui tâtonnait, ramant contre le flot avec des bras invisibles. Une fois sur le seuil, l’un des bras s’éleva et fit un geste vague, mais qui, de quelque manière, demandait – un semblant de signe, mais qui lentement et comme dissous, oublié, se perdit. Un glaçon pénétra par la porte, guère plus large que la main, heurta l’échelle, tourna sur lui-même et glissa dans la chambre. Il glissa au travers de la chose grise, la coupa en deux, juste au-dessus des épaules et l’emporta, de sorte qu’on ne vit plus que l’eau où nageaient de petites bulles blanches.

Jürgen ramena son bras. Il pensait avoir compris que l’ombre réclamait quelque chose, mais Jürgen ne voulait pas. Il ne voulait pas acheter son repos en donnant ce que Martha avait porté dans son sein. Il resta encore un instant assis sur l’échelle. Comme toujours après ces apparitions, il avait les genoux brisés et une main glacée lui pesait sur le cœur. Toutes ses pensées sombrèrent. Un froid humide le transperça jusqu’aux moelles, comme le brouillard d’automne sur le fleuve, la nuit. Un enfant l’aurait poussé à bas de son siège, qu’il ne se serait pas défendu. Seul le glaçon nageait toujours devant ses yeux, et sa tranche bleuâtre qui avait coupé l’Ombre ».

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« Il prit doucement dans sa main le sein de la jeune fille et se pencha encore une fois sur elle. “ La mort n’existe pas, Marguerite ; tu m’entends ? La mort n’existe pas. “

Elle le regarda incertaine, puis elle sourit avec un mélange d’humilité et de sagesse. “ Tu penses donc toujours, Jons ?“ demanda-t-elle. “Il ne faut pas penser quand tu es dans mes bras.“

Quel été ce fut, et comment était-il possible qu’il tuât des milliers et des milliers d’hommes tandis qu’ici les nuages blancs passaient sur le fleuve et que la nuit les orages lointains projetaient leur lumière bleue sur le visage de la jeune fille ? Que les hommes fussent tués parce que quelques-uns d’entre eux le voulaient, ce n’était pas le sens de la vie. Et ce n’était pas non plus le sens de la mort. Son sens était qu’elle apparût quand l’astre était au zénith, et que le mince croissant sombre entamait doucement sa lumière. Elle venait pour accomplir et non pour détruire. Elle n’était qu’un simple moissonneur, avec une simple faucille, et seuls les hommes l’avaient multipliée par dix, par mille. Elle était devenue un valet, et comme tous les valets elle ne connaissait pas de mesure. Ils l’avaient dépouillée de son caractère sacré et il était vain de la louer maintenant et de lui tresser des couronnes. Son pas était devenu aussi familier que celui du facteur dans la rue, et ils plaisantaient à son propos, comme si elle avait été l’un des leurs ».

 

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« Il est des années dont on ne saurait rien mentionner, rien relever. Elles sont comme les barreaux d’une palissade et il faut attendre de nouveau un moment jusqu’à ce que revienne un des piquets de chêne qui tient l’ensemble et lui donne de l’allure. Mais nous ne connaissons pas de palissade qui ne soit constituée que de piquets, pas de vie, dont chaque jour vaille d’être mentionné ou relevé. Ce seraient alors une puissante palissade et une puissante vie.

Le destin est chiche de grandes années. Un gamin tenant une baguette à la main court le long d’une palissade. La baguette passe sur les barreaux et cliquette d’un son monotone jusqu’à ce qu’arrive un des piquets. Alors cela rend un son distinct, sourd. Ainsi en va-t-il de nos années, le long desquelles court le destin. Elles cliquettent un peu jusqu’à ce que revienne une année cruciale. Il ne faut pas les dédaigner, la vie sait bien pourquoi elles sont là ; mais il ne faut pas en parler. Les vies silencieuses sont comme des pierres. Elles croissent dans les profondeurs et personne ne sait rien d’elles. Mais un jour c’est d’elles que sont construites les grandes cathédrales ».

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« Je m’imagine toujours qu’il viendra un moment, où les hommes découvriront tout d’un coup qu’il leur manque quelque chose et que cela se trouve derrière eux et non point en avant. Qu’il pourrait venir un moment, dans leur vie, où ils délaisseraient les short stories ou les bestsellers, pour chercher à se rappeler la strophe d’un cantique appris dans leur enfance. Qu’ils arrêteront un jour leur appareil de T.S.F. et que, dans l’inquiétant silence qui surviendra alors, ils resteront médusés sur leurs sièges, fantômes délaissés, et quand ils promèneront leurs regards autour d’eux ils ne découvriront que des fantômes comme eux, assis, eux aussi, devant leurs machines à bruit silencieuses. Un réfrigérateur ne vaut pas la jupe de soie noire de leur grand-mère, où tout petits ils allaient blottir leur visage, quand ils avaient peur.

“Or, la peur viendra, frère, elle est déjà là, on sent son souffle froid. Une immense peur de la terrible solitude réservée à l’espèce humaine, qui a détrôné la grand-mère et le bon Dieu, pour démolir les atomes et faire partir des fusées dans la lune.

“ Et quand cela se produira, frère, ils regarderont autour d’eux, égarés comme des fantômes, et peut-être iront-ils trouver ceux qui ont ramassé les vieilleries dans la poussière du chemin et les ont conservées “.

(…)  Car il n’y avait plus de vieille femme, assise à la tombée de la nuit au coin du feu, le fil de son rouet entre les doigts, pour leur conter les contes du temps jadis, dans lesquels la bonté et la vaillance étaient récompensées… (…) Car même pour les enfants, “Il était une fois…“ avait pris un autre sens. Il évoquait en somme la perte d’un bien et non celle d’un charme. Et il fallait longtemps pour faire renaître lentement et prudemment ce charme, devant leurs yeux clairs et critiques.

Et le baron estimait qu’il fallait s’y mettre de tout son cœur, pour que la lueur du trésor ne s’abîmât pas définitivement dans les profondeurs, si loin que ni l’œil ni l’oreille ne la reconnaîtraient plus, quand retentirait l’ “appel du temps“. Avec la lueur de ce trésor s’engloutirait aussi la dernière lueur d’un peuple. Le jour viendrait où artistes et enfants parleraient la même langue, cet effroyable langage des scaphandriers, qui ne touchaient plus les trésors engloutis que du bout du pied. Un langage sans vertu magique et sans mystère, la langue des hauts-parleurs et des fusées interplanétaires ».

 

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