06/05/2010
6 MAI 1851
Le 6 mai 1851 naquit à Courtenay dans le Loiret, Aristide BRUANT « Chansonnier populaire » comme il aimait à se qualifier lui-même. Ce « petit gars du Gâtinais » résume sa carrière dans la préface qu'il écrivit en 1924 pour son recueil de poèmes « Dans la rue », peu de temps avant sa mort survenue à Paris le 11 février 1925, dans sa soixante-quatorzième année.
Avec Aristide Bruant, c'est toute la face cachée de la « Belle époque » qui surgit au grand jour : celle des bouges et de la misère, des galeux et des sans logis, des « repasseuses » et des « surineurs », des grelotteux, des loupiots et des quat'pattes... Ce petit peuple, que charrient les égouts de la bourgeoisie du Second Empire, il le découvre en 1863, quand la famille, contrainte de vendre ses terres à la suite de mauvais placements quitte son Gâtinais natal pour venir s'installer à Paris. Ils y connaîtront la dèche qui les pousse à déménager chaque année, de 1863 à 1868. On finira par s'installer dans un réduit de plus en plus étroit au 63 rue de Montreuil.
Le chef de famille, qui passe plus de temps dans les estaminets qu'à la maison décide que son fils, rentré du lycée de Sens, sera clerc d'avoué, autrement dit « saute-ruisseau » et contribuera par là à soutenir sa famille. Bien vite, on déchante, cette charge de sous-fifre qui ne consiste, pour l'essentiel, qu'à monter et descendre des escaliers les bras chargés de colis, ne convient pas au jeune Aristide. Qu'importe, on lui trouvera une profession plus reluisante : il sera apprenti bijoutier ! Et en 1870, Monsieur Lenormand, son employeur, lui délivre un certificat d'aptitudes.
Cet épisode n'est pas sans nous rappeler les tribulations du jeune Ferdinand de « Mort à Crédit » chez Lacloche. Ni l'un ni l'autre, à l'évidence, n'étaient fait pour ça et ils le prouveront, en gagnant tous deux la postérité par leur seul talent...
Il passe la guerre à Courtenay où son patriotisme le pousse à s'engager dans une compagnie franche ; que peuvent faire soixante-dix guerriers contre l'armée prussienne, sinon se résigner à la défaite de la patrie ?
De retour dans la capitale soumise, passant de bijouterie en bijouterie, il additionne les certificats ; c'est alors qu'il va se familiariser avec le milieu qui le rendra célèbre : celui de la truanderie, de la prostitution et des miséreux.
Entre temps, la bijouterie ne le passionnant guère, il décide d'opter pour l'Administration et adresse une demande à la Compagnie des Chemins de Fer du Nord où il est admis en 1875. La famille respire et, dès qu'elle le peut, Madame Bruant s'empresse de régler ses dettes ; on s' empresse aussi de changer de logis, et c'est au 63 du cours de Vincennes qu'on loue un appartement où l'on restera, pour la première fois, pendant quatre ans !...
Aristide profite de sa nouvelle situation pour approfondir le milieu de la classe ouvrière et de la pègre qui lui devient bien vite familier : il apprend son langage et ses lois, il y noue des amitiés, il s'intéresse de près à l'argot, au « largonji » ; il déchiffre Villon, son inspirateur, son grand ancêtre, le chantre des cagots et des sabouleux. Comme lui, il joue de la plume et, trouvant son inspiration au gré de ses fréquentations, écrit et chante devant la porte des gargotes ; il est remarqué et va auditionner... « Paulus est dans la salle ! il est venu entendre Bruant ! »
C'est décidé, il sera artiste ! Et au désespoir de sa mère qui le voit démissionner des Chemins de Fer du Nord, délaissant une retraite assurée, il répond : « Je suis lancé et rien ne m'arrêtera. Que peux-tu craindre ? »
Mais, comme il l'écrit lui-même dans sa préface à « Dans la Rue » :
« Le temps était arrivé pour le petit gars de faire son service militaire. Incorporé au 113ème de ligne, il fut dirigé, au printemps, avec les conscrits de sa classe, sur la garnison de Melun où il s'habitua vite à sa nouvelle existence. Dès la première semaine, il avait composé la « Marche du 113e » et la chantait au milieu de son escouade, en allant à l'exercice dans le « Pré Chamblin ». Le « colon » l'ayant entendu le fit appeler ; il l'exempta de corvées et l'envoya dans les chambrées, avec l'ordre d'apprendre le refrain entraînant aux troupiers de toutes les compagnies.
A l'automne le jeune soldat eut la joie de partir pour son pays natal où le 113e devait faire les grandes manœuvres. Quand, dans la brume du jour naissant, il entendit la vieille route de France résonner sous le pas cadencé des hommes qui chantaient : V'là l' Cent treizièm' qui passe... un sursaut d'orgueil le redressa. Il était fier, le petit gars, de « compter » comme « animateur » dans cette phalange qui a pour mission la garde du drapeau et la défense de la patrie ! »
Des chansons militaires et des chansons de marche, Bruant en écrira plus d'unes et l'on s'étonne qu'un Pierre Delalande, à la faveur d'une émission de la série TV « Bonnes adresses du passé », ait vu dans ce caractère celui d'un antimilitariste ! Anarchiste ? sans doute, mais l'un n'exclut pas l'autre ; rappelons nous l'observation de Proudhon : « la plus haute perfection de la société se trouve dans l'union de l'ordre et de l'anarchie ». Et Bruant, assurément était un homme d'ordre qui voyait bien que les choses n'étaient pas à leur place.
Quand il perdra son fils, le capitaine Bruant tombé au Champ d'Honneur, il ne crachera pas sur le Drapeau à l'ombre duquel, comme il nous le rappelle, cet « officier d'élite qui a fait preuve, en toutes circonstances, des plus belles qualités de bravoure, de sang froid et de conscience », repose...
Le Bruant connu du grand public c'est celui des cabarets, et d'abord du Chat Noir de Rodolphe Salis, boulevard de Rochechouart, où il se produisit dès 1881 - au milieu des adeptes qu'étaient Villiers de l'Isle Adam, Rollinat, Jules Jouy, Caran d'Ache, Alphonse Allais - dans le costume de scène qu' immortalisa son ami Toulouse-Lautrec : veste et pantalon de velours noir, chapeau de feutre à large bord, cape et bottes de cuir et, pour rehausser le tout, grande écharpe rouge autour du cou.
C'est à l'occasion de sa réception chez Salis que Bruant composa le « Chat Noir » :
« Je cherche fortune
Autour du Chat Noir
Au clair de la lune
A Montmartre, le soir. »
A la suite d'une rixe qui dégénéra en assassinat, Salis déménagea du boulevard Rochechouart en 1885 et mit en vente le Chat Noir que Bruant racheta et transforma en cabaret du Mirliton. C'est là qu'allait s'édifier la renommée de celui dont Jeanne Landre, dans le beau livre qu'elle lui a consacré, dit qu'il « porta l'invective à la hauteur d'une institution ».
On allait voir Bruant pour entendre ses chansons de barrières et se faire engueuler, et on en redemandait !
Voilà de quoi ravir la bonne société qui se pressait à la porte, comme aussi les marlous ; d'autant que le chansonnier se produisait souvent un bâton en main pour « pousser sa gueulante » et insulter les nouveaux venus. Le maître des lieux tutoyait sans vergogne les uns et les autres et bien sûr, avec un malin plaisir les bourgeois, ceux « qu'ont leurs titres en caisses » ou « descendent des vieux tableaux ».
On en gardait un bon souvenir et on y revenait ; à tel enseigne qu'Edouard VII, se souvenant des soirées du prince de Galles demanda un jour au conservateur du Musée Carnavalet : « Et Bruant, que devient-il ? »
Au Mirliton se retrouvaient les fidèles du maître des lieux : Toulouse-Lautrec, Steinlen, Courteline, Villiers de l'Isle Adam, Mallarmé, Richepin, Banville, Zola, Anatole France, Barrès, Jules Lemaître et Camille de Sainte Croix qui reçut la charge de « rédacteur en chef » du journal que fit paraître Bruant et qui portait le nom de son cabaret...
En juin 1892 il se produisit au concert des Champs Elysées où il fit salle comble. Sa renommée dépassa les frontières ; elle le poussa à partir de 1895 à faire des tournées en France et à l'étranger. Madame Bruant mère n'avait plus à s'inquiéter du terme ! Elle occupa le logement au-dessus du Mirliton où elle prit soin du petit Aristide, né en 1883, sans avoir à regretter la démission des Chemins de Fer du Nord de son fils !
C'est à la faveur d'une saison au Mont Dore qu'il fit la connaissance de Mathilde Tarquini d'Or, dont il allait s'éprendre et qui partagera sa vie en dépit des longues séparations que lui imposait son titre de cantatrice. Bruant en souffrira et le déplorera. On trouve la sensibilité de l'homme tout entière dans une correspondance rapportée par Jeanne Landre et adressée à Mathilde, du Château de Courtenay en novembre 1897 et où il est question de la mort de sa chienne :
« Pili n'est plus, ma chère mignonne, c'est un gros chagrin pour moi. Je suis obligé de me faire violence pour ne pas pleurer comme un enfant. Tu sais que j'étais attaché à cette bonne petite bête qui m'aimait depuis quinze ans...
Elle ne viendra plus nous attendre à la gare, au retour, notre vieille Pili !
Elle est morte ce matin à huit heures. J'ai reçu son dernier soupir en l'embrassant... Toute la nuit, j'ai entendu un petit souffle douloureux qui me faisait mal. C'est terrible de voir retourner au néant un être que l'on aime et qui vous a aimé !
Je l'ai ensevelie moi-même, dans une boîte, avec le morceau de couverture que tu lui avais donné et une de mes vieilles chemises rouges...
Toute la nuit j'ai pensé à nous deux, à nos séparations qui nous prennent nos plus beaux jours, pour arriver à quoi, bon Dieu ? A cela ! Car enfin, nous mourrons aussi, ma chère mignonne, et quelle douleur pour celui qui restera ! C'est à n'y penser jamais... »
Retiré sur ses terres du Gâtinais, où sa fortune lui permit de racheter le château et de faire construire le domaine de Liffert, le « petit gars » de Courtenay retrouva sa jolie rivière, son clocher et ses promenades dans les bois.
C'est à Liffert qu'il apprendra la nouvelle tant redoutée de la mort de son fils, fauché par la mitraille le 16 avril 1917 à l'attaque du plateau de Craonne. A soixante six ans, Bruant est un homme abattu ; il ne lui reste plus que huit ans à vivre au cours desquels il trouvera la force, poussé par ses admirateurs, de faire une dernière tournée, en 1924, avant de tirer sa révérence et de rendre à son tour les armes.
Il faut mettre au palmarès de cet homme hors du commun plus de 150 chansons et poèmes qui furent autant de succès, et onze romans populaires écrits en collaboration, à partir de 1908.
Il nous reste de lui sa voix grâce aux enregistrements effectués en 1910. Et c'est elle qu'il faut écouter avant celle de ses interprètes de talent que furent Germaine Montéro, Patachou, Cora Vaucaire, Marc Ogeret ou François Béranger. Parce que la voix de Bruant est unique, elle nous le restitue dans sa vérité ; elle vient d'un temps, comme l'écrit Céline en évoquant la vieille Henrouille : « Où le petit peuple n'avait pas encore appris à s'écouter vieillir. »
Ainsi s'édifia la gloire de celui qui, revendiquant l'honneur d'être le « chansonnier populaire » fit apposer en plaque émaillée ce titre de noblesse sur la porte de la petite maison qu'il acheta sur la Butte, à l'angle de la rue Cortot et de la rue Saint-Vincent, en face du Lapin Agile.
Apportons pour conclure ce témoignage d'Henri Béraud, mentionné par Jeanne Landre :
« Debout, aussi ému que nous-même, les poings enfoncés dans les poches de sa veste de roulier, il ne formait, au milieu de la scène, qu'une tache de brun velours. Et, sans faire un pas, il nous conduisait de Belleville aux Batignolles, des Batignolles à la Bastille ; quelques versets de psaumes dans un argot quasi mort, des traits courts et vifs, toute la ville monstrueuse vivait, des égouts aux cheminées ; et l'on comprenait alors, jeunes et vieux, que cette chanson-là c'est la chanson des pauvres et que la rudesse de Bruant cache (comme toujours !) un cœur de brave homme, un cœur qui bat, en vérité, selon l'inimitable rythme du cœur populaire. »
Les Editions Seghers publièrent, en 1962, un choix de poèmes tirés de « Dans la Rue » ; voici la fin du dernier : « Grelotteux », en guise d'épitaphe :
« J' vas crever, j'ai la chair de poule,
C'est fini... tirez les rideaux.
Bonsoir la soc'..., mon vieux Alponse,
I' vaut p' t'êt' mieux qu' ça soy' la fin ;
Ici-bas, quoi qu'j'étais ? un gonce...
Là-haut j' s' rai p' t' êt' un séraphin. »
Aristide Bruant repose au cimetière de Subligny, non loin de Sens.
Orientations de lectures:
Aristide BRUANT: Dans la Rue (2 vol. Rey 1925) et Sur la Route.
Oscar METENIER: Aristide Bruant.
Alexandre ZEVAES: Aristide Bruant.
Jeanne LANDRE: Aristide Bruant (Nouvelle Société d'Edition, 1930).
Louise Rypko SCHUB: La chanson naturaliste "Aristide Bruant ou le revers de la Belle Epoque", communication faite pour le XXVIIe congrès de l'Association Internationale des Etudes Française, New-York juillet 1975.
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22/04/2010
22 AVRIL 1901
En souvenir d'ALEXANDRE VIALATTE, né le 22 avril 1901 à Magnac laval dans la Haute Vienne, savourons un de ses textes, repris dans le volume « Dernières nouvelles de l'homme », publié par Julliard en 1978. Il s'agit d'une affaire de loup, sujet de prédilection dont il partageait le goût avec son ami Pourrat auteur, entre autres œuvres remarquable, de l'incontournable « Gaspard des Montagnes » et du « Trésor des contes ». Ces auvergnats de cœur et de conviction, tous deux fascinés par le bestiaire et sa mythologie, accommodèrent chacun à leur manière des histoires d'animaux. Il entre autant de drôlerie que de gravité dans l'œuvre de Vialatte et c'est par là qu'elle plaît ; elle n'est après tout que le reflet de ce que cache l'écran de la manifestation à des yeux qui ne sont pas encore décillés. Les siens l'étaient, assurément, et la souffrance y avait largement sa part. Elle se lit en filigrane derrière la drôlerie des mots qui n'est qu'un masque coiffant la dérision de la condition humaine, pas tellement éloignée après tout, de celle des animaux...
La lecture de « Battling le ténébreux » suffira à faire comprendre à ceux qui ne l'auraient pas lu ce que renferme de désespoir une âme torturée. Vialatte fut un homme sérieux qui ne se prenait pas au sérieux ; les Chroniques dont il approvisionna régulièrement "La Montagne" et le magazine "Elle" en sont la preuve ; on ne saurait s'en rassasier, et par les temps qui courent, elles me paraissent plus salutaires que jamais !
Voici donc un extrait du texte écrit pour Les loups d'Henri Pourrat ; à l'inverse des chroniques, il ne s'achève pas par « Et c'est ainsi qu'Allah est grand », mais le cœur y est !
« On ne parle pas assez du loup. Rien n'est plus passionnant que le loup. Le loup est parfaitement hirsute. Le loup est important. La zoologie le réclame, l'hiver le veut, le frisson le suppose. C'est une des grandes nécessités de l'histoire, du folklore et de l'esprit humain. Que d'exploitations agricoles, gérées d'ailleurs avec un zèle heureux par des pères de famille modestes, ne seraient sans lui que des lieux-dits ! Un loup mangeant méthodiquement un sous-préfet en uniforme, ou avalant à la sauvette un petit fonctionnaire rural, dans un site nettement bocager, coupé de ruisseaux et d'ombrages, est une des choses les plus décoratives qu'un graveur puisse imaginer. Surtout quand il les mange en large. Il ne reste bientôt plus sur la neige qu'une casquette de cantonnier, une épée d'académicien.
« Quand le gendarme arrive, dit un devoir d' écolier, le loup s'en va en laissant par terre les habits et les os qui restent, mais il en garde un dans la bouche ; il le finit dans sa petite maisonnette. » Telle est la vie ardente du loup.
Du moins dans la littérature.
Elle est d'autant plus méritoire qu'elle doit tout à l'esprit humain. Chacun sait, en effet, que le loup zoologique, celui de Buffon et des Pyrénées, a toujours peur de rencontrer l'homme au coin d'un bois. Ma femme, qui a lu la chose dans une publication, d'ailleurs assez peu nourrissante, assure même que nul animal n'est plus affectueux que le loup, plus domestique, plus avide de salade et affamé de vertus chrétiennes : une famille qui en élevait un aux environs du cercle polaire le nourrissait de radis et de laitages et il participait à la prière du soir.
En face de ces réalités, le loup des légendes représente une réaction inévitable du bon sens, une exigence du paysage, un postulat de la sensibilité. Le loup peut très bien se passer des hommes, l'homme ne peut pas se passer du loup. Où serait le plaisir ?
« Quand le loup se réveille en Pologne, écrit l'enfant que j'ai déjà cité, il mange un pauvre de la paroisse, ça fait crra, crra... et il réveille toute la Pologne. Le loup est grand mais il est vigoureux. » On ne saurait être plus synthétique.
« Le loup n'est pas un oiseau utile parce qu'il ne mange pas les insectes, conclut l'élève déjà cité. On en fait une descente de lit en le bordant d'un feston grenat. »
On voit par là combien les hommes ont cherché à orner et enrichir le loup. C'est parce qu'ils l'ont inventé pour se faire peur, afin d'en être plus rassurés. Aussi veulent-ils des loups vraiment hirsutes pour avoir de grandes émotions qui accroissent ensuite leur sensation de confort, le bonheur étant surtout fait de la fin des petites inquiétudes. Et c'est pourquoi le loup contribue par sa férocité touchante au bonheur de l'humanité.
Tout le monde n'a pas le vrai sens du loup. Henri Pourrat l'avait au plus haut point. C'est ce qui rend ses contes excellents. On y frémit et s'y rassure.
On voit dans quelle ambiance sut travailler Pourrat. Car il avait compris que les hommes ont besoin de loup... »
22:42 Publié dans Portraits | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : vialatte, pourrat, loup, hirsute, pologne
13/04/2010
13 AVRIL 1860
LES TOITS d'OSTENDE (1884)
« Je suis né à Ostende, le 13 avril 1860, un vendredi, jour de Vénus. Eh bien ! chers amis, Vénus, dès l'aube de ma naissance, vint à moi souriante et nous nous regardâmes longuement dans les yeux. Ah ! les beaux yeux pers et verts, les longs cheveux couleur de sable. Vénus était blonde et belle, toute barbouillée d'écume, elle fleurait bon la mer salée. Bien vite je la peignis, car elle mordait mes pinceaux, bouffait mes couleurs, convoitait mes coquilles peintes, elle courrait sur mes nacres, s'oubliait dans mes conques, salivait sur mes brosses... »
Ainsi s'exprime James ENSOR, le peintre de l'étrange qui fascina Verhaeren et Ghelderode.
Ensor doit sans doute beaucoup à ses compatriotes Breughel le Vieux et Jérôme Bosch, mais aussi à Rembrandt et à Goya, à Turner et à Manet ; ce fut avant tout un coloriste qui produisit ses oeuvres les plus réputées entre 1880 et 1885.
André de Ridder, dans la biographie qu'il lui consacra dit de lui : « Il a travaillé, sa vie durant, dans un désert, sans appuis, presque sans amis, réfugié en lui-même et dans le monde merveilleux de la peinture (...) A Ostende, il naquit, il vécut, il se plia à ses habitudes, il réalisa son œuvre (...) Ce cadre se compose d'un paysage : la mer, le ciel, quelques dunes, un bout de campagne pauvre, aux fermes basses, et d'une maison dans une petite ville : celle de sa mère, devenue la sienne, avec la boutique fantasque au-dessus de laquelle il a installé son atelier... »
Je me souviens d'Ostende, la « Reine des Plages » et de la visite que je fis un jour à la maison du peintre, au 27 de la rue de la Flandre qui monte en direction de la mer. Derrière la vitrine de la boutique laquée de vert, des grenouilles naturalisées patinaient sur un miroir au milieu des masques, des coquillages et d'autres objets insolites...
La grand-mère ouvrit ce magasin de souvenirs et de chinoiseries, sa fille prit la suite et entre ces murs, le petit-fils, dans l'atelier qu'il aménagea à l'étage, puisa son inspiration. C'est là qu'il vint à bout de son « grand œuvre » : L'entrée du Christ à Bruxelles, qui fut exposé pour la première fois au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles en 1929.
Rien n'a bougé dans la maison, du moins on le suppose, et il semble que le temps s'y soit arrêté là où le peintre l'avait posé. On y sent flotter la présence de quelque chose qu'on a du mal à définir, la même chose qu'on sent dans les toiles et qu'on emporte avec soi sans le vouloir. Quelque chose qui vous mettrait mal à l'aise si peu que vous y attachiez une intention mauvaise, celle, par exemple, qui vous aurait fait voir les œuvres pour ce qu'elles ne sont pas : des figurations cruelles contagieuses comme la peste et le choléra. Car la mort y rôde son aise, la mort fantasque comme on l'aimait au Moyen Age, burlesque et guillerette dans ses farandoles, celle qui nous tire par la droite et par la gauche et finira bien par nous emporter, n'est-ce pas, puisque c'est elle qui aura le dernier mot !
Le peintre lui même, dans la petite toile remarquable des « squelettes se disputant un hareng saur », n'apparaît-il point en filigrane : hareng saur... art Ensor ? comme déchiré entre le bien et le mal, la lumière et les ténèbres ?
A considérer son œuvre peinte et son oeuvre gravée, on sent bien que ce peintre de la lumière a trempé ses pinceaux dans les ténèbres comme Emile Verhaeren y avait trempé sa plume, et c'est par là, me semble-t-il, qu'il furent l'un et l'autre lumineux.
21:29 Publié dans Portraits | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : ensor, ostende, masques, squelettes