16/12/2009
OU S'EN VA NOEL ?
Chaque année à l'approche de Noël, je pense à ce qu'écrivait, l'an mille quatre cent cinquante six, François Villon, dans le deuxième verset du Petit Testament :
« En ce temps que j'ay dit devant,
Sur le Noël, morte saison,
Que les loups se vivent de vent
Et qu'on se tient en sa maison,
Pour le frimas, près du tyson... »
Et aussi au poème de Maupassant, " Nuit de neige", que l'instituteur nous demandait d'illustrer sur notre « Cahier de Récitation » :
La grande plaine est blanche, immobile et sans voix.
Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte.
Mais on entend parfois, comme une morne plainte,
Quelque chien sans abri qui hurle au coin d'un bois.
Plus de chansons dans l'air, sous nos pieds plus de chaumes.
L'hiver s'est abattu sur toute floraison ;
Des arbres dépouillés dressent à l'horizon
Leurs squelettes blanchis ainsi que des fantômes.
La lune est large et pâle et semble se hâter.
On dirait qu'elle a froid dans le grand ciel austère.
De son morne regard elle parcourt la terre,
Et, voyant tout désert, s'empresse à nous quitter.
Et froids tombent sur nous les rayons qu'elle darde,
Fantastiques lueurs qu'elle s'en va semant ;
Et la neige s'éclaire au loin, sinistrement,
Aux étranges reflets de la clarté blafarde.
Oh ! la terrible nuit pour les petits oiseaux !
Un vent glacé frissonne et court par les allées ;
Eux, n'ayant plus l'asile ombragé des berceaux,
Ne peuvent pas dormir sur leurs pattes gelées.
Dans les grands arbres nus que couvre le verglas
Ils sont là, tout tremblants, sans rien qui les protège ;
De leur oeil inquiet ils regardent la neige,
Attendant jusqu'au jour la nuit qui ne vient pas.
Et chaque année je me dis que l'hiver n'a plus la même odeur ni le même goût , qu'il ne nous tire plus du corps les mêmes frissons, ni de l'âme les mêmes rêves ; qu'il s'est « civilisé » en somme, perdant par là de sa puissance évocatrice et de sa gloire. S'il annonçait Noêl à grands coups de trompette quand nous étions petits, c'est qu'il s'arrangeait ce jour-là pour faire tomber la neige ; nous l'attendions avec impatience et il était rare qu'elle manquât le rendez-vous !
Nous n'avions pas encore de téléviseur et c'était bien ; nous feuilletions les illustrés pour la jeunesse, et les vieux almanachs des grands-mères suffisaient à notre bonheur. Celui du Pèlerin, particulièrement, qui proposait des contes « moraux » illustrés de belles images, me procurait des joies, comparables à celles que j'éprouvais en me plongeant dans la lecture des vieux numéros d' « Ames Vaillantes » dénichés au grenier. J'y trouvais des histoires de ruines et de trésors, de preux et de batailles, de miséreux et de bienfaiteurs... J'y retrouvais surtout le « Château sans Joie » et les aventures de Jean et Rosette Dumontier ; avec eux et leur petit chien, je m'enfonçais en quête d'aventures dans de sombres galeries sous l'Himalaya...
Par les nuits gelées qui n'en finissaient pas, nous savions bien que les pauvres et les miséreux souffraient du froid et de la faim, aussi le peu que nous recevions le jour de Noël comblait-il largement notre attente; et ce peu, quand d'autres n'avaient rien, était pour nous un trésor. Nous savions que nous étions privilégiés et apprîmes de la sorte, le prix des choses.
Mon père, excellemment habile de ses mains, me fabriquait des jouets pour cette occasion : c'était, une année, une grue pourvue d'une manivelle grâce à laquelle je pouvais faire monter et descendre toutes sortes de charges , et une autre, c'était une ferme avec ses animaux découpés dans le bois, ou bien une charrette et son attelage, ou encore une chapelle illuminée avec ses vitraux et sa cloche, que je pouvais faire tinter en tirant sur une cordelette. Cela ne coûtait rien, que la peine de le fabriquer, et mon bonheur était à la hauteur de ce que mon père y avait mis de science et de patience à le réaliser. Je n'oublie pas non plus les « Petits livres d'or » que m'offrait ma grand-mère dans ma petite enfance, ni les albums de « «Spirou » commencés au numéro 49, et auxquels je suis resté fidèle jusqu'au numéro 71 ! Comme je suis resté fidèle aux « Contes Bleus », à ceux de Perrault et de Grimm, au chien de Brisquet et surtout à l'inégalé « Trésor des Contes » d'Henri Pourrat, dont il ne passe guère de mois, sans que je n'en lise un.
Et parce que Noêl était un conte à lui tout seul, juste avant le « réveillon » dont l'attente nous apprenait les vertus de la patience, nous nous rendions à la messe de minuit que je continue d'associer dans mon souvenir à « Jacqou le Croquant » et aux « Trois Messes Basses » des Lettres de mon Moulin. Nous n'avions pas à faire fuir le loup sur notre chemin, en cognant les uns contre les autres les sabots qu'au demeurant nous ne portions pas. Mais l'idée de loup continua longtemps de trotter dans ma tête ! Et même encore, tenez, si je me laissais allez, et qu'il se trouve quelque brande hostile à traverser à pied pour rentrer chez moi, je crois bien, oui, je crois que, l'imagination aidant, je verrai briller leurs prunelles... Mais les loups, comme les noëls, ne sont plus ce qu'ils étaient...
Je me souviens de la rue Aristide Briand que j'arpentais quatre fois par jour pour me rendre à l'école ; de l'épicerie de madame Bezaud et de celle de monsieur Pastaud ; de la boucherie-charcuterie de monsieur Arlot... Du boulanger et des autres, les petits métiers du quartier qui, à la mi-décembre, arboraient des guirlandes discrètes ou des rameaux de sapin et, quelquefois, l'arbre entier auquel on avait accroché des étoiles en papier doré. Le soir, comme la nuit tombait vite, je n'avais qu'une hâte, me retrouver à la maison près du poêle ou de la cuisinière avec mes chers livres, la chatte noire ronronnant à mes côtés...
Les Noëls de ma jeunesse ressemblaient d'avantage à ceux de mes parents voire de mes grands parents qu'à ceux d'aujourd'hui qui n'en ont gardé que le nom. Que reste-t-il à présent de ce jour à nul autre pareil, sinon les membres épars d'un corps dépecé auquel il manquera toujours l'Esprit ? Ce n'est plus la fête de la renaissance du Soleil ou de la naissance du Sauveur, comme on voudra, que l'on fête, c'est celle du Veau d'Or, du fric, du pognon, du business qui, partout, étale sans pudeur le corps de son monstrueux organisme qui tout, digère voracement.
Dès l'apparition en surabondance des objets manufacturés on aurait pu se douter... craindre le pire... supposer qu'ils feraient encore et toujours des petits à plus pouvoir les arrêter jamais ! Nous étions au-dessous de la vérité ! C'était sans compter avec l'artefact que deviendrait le consommateur : nous y sommes ! Les grandes surfaces aidant, point de passage obligé des multinationales de la boustifaille et des saloperies ménagères et « culturelles » hissées au rang de l'indispensable, le consommateur (on dit aussi l'usager, terme qui en dit long) est devenu tout à fait dépendant du système qui le dévore sans même qu'il s'en rende compte. Ainsi le cochon d'élevage, qui croit que c'est pour ses beaux yeux qu'on l'engraisse, alors qu'il est promis depuis sa naissance au couteau, de par sa nature même de cochon. C'est une tâche ingrate que d'apprendre journellement au cochon qui sommeille en nous de ne pas prendre Saint-Ouen pour Cythère ! Il faut s'y atteler très jeune au risque de craindre qu'il ne finisse, tôt au tard, comme son frère des abattoirs.
Il y a toujours eu des pauvres ; il y en a de plus en plus. Il y a toujours eu des riches, il y en a de plus en plus aussi, vous l'avez remarqué ? et de bien dégueulasses ! des tout à fait sans scrupules ! Et parce que nous sommes de plus en plus nombreux sur cette terre qui bientôt, n'en pourra plus de porter son fardeau, il faut s'attendre, à moins qu'elle ne secoue ses puces, à ce qu'il y en ait toujours de plus en plus.
Les pauvres, comme les riches, ont ceci en commun qu'ils vont mourir, simplement, pour les riches, ce sera beaucoup plus difficile et donc, beaucoup plus vulgaire forcément. Ca pourrait surprendre, qu'il y ait encore dans nos sociétés « évoluées » tant de gens qui ont faim et qui ont froid, qui crèvent encore dans la rue sans rien dire, en s'excusant presque, pour les plus discrets, d'être la cause du spectacle dérangeant qu'offre leur pitoyable agonie aux âmes sensibles. Ceux-là, on les voit pas sur les écrans, à peine font-ils la rubrique des divers faits d'hiver... En fin de compte, ça n'empêche personne de gober ses huîtres, de s'envoyer en l'air, de réserver les premières loges bien au chaud et de porter toilettes aux soirées mondaines sous les lampions. C'est pas nouveau. Et nous-mêmes me direz-vous, hein ? Qu'est ce qu'on y peut ? Il n'est pas donné à tout le monde de porter en soi le cœur de la Pucelle, qui laissait son lit et donnait son pain aux pauvres qui passaient devant sa porte... On peut pas soulager toute la misère du monde c'est un fait, faut le reconnaître ; c'en est un autre que de clamer bien haut qu'on va s'y atteler de suite à la misère, que c'est même l'objectif prioritaire des démocraties libérales si humainement complaisantes ! On voit ce que ça donne au quotidien. Les discours lénifiants des pitres qui les animent, les démocraties, non seulement n'ont rien réglé par le passé, mais ne régleront rien, sur le chapitre, dans l'avenir ; c'est ainsi, la misère, c'est un invariant à mettre au compte de la condition humaine, faut pas lui promettre monts et merveilles. On pourrait tuer les miséreux, ça réglerait rien ! Swift déjà s'était penché sur la question... et même Céline (Pour tuer le chômage, tuons les chômeurs !), histoire de provoquer un peu. Ah ! la grande peur des bien-pensants !
Je voudrais rêver encore une fois d'un Noël fait d'une pomme de terre sous la cendre et d'un plat de crêpes arrosé de miel avant que les dernières abeilles ne s'éteignent. D'une veillée de recueillement sur la misère du monde et le martyre des animaux, aux flammes de l'âtre, quand le vent ronfle sous la porte, avant que les derniers innocents ne disparaissent. Je voudrais croire à la faillite définitive des marchands et des banquiers, des bouchers et des bourreaux, de tous les aficionados des arènes sanglantes qui sont l'ordinaire du théâtre du monde. Je voudrais croire un instant, un instant seulement que la neige ait la vertu, en tombant du ciel, de blanchir l'âme des hommes, comme les larmes sincères ont celle de les rendre meilleurs. C'est à ce prix seulement, qui n'est pas négociable, que Noël, fête de l'humilité et de l'amour pourrait revenir, qui s'est éloigné de nous, nous laissant orphelin d'un paradis perdu.
tableau de Hendrick Avercamp
18:57 Publié dans Interrogations | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : villon, maupassant, neige, loups, pucelle
14/12/2009
LES VIEILLES
Elles ont des yeux terribles
Les vieilles
Qui traversent les landes
Sous le ciel.
Elles portent sur leur dos
Des fagots
Qu'elles ont coupé dans les brandes.
Elles ont,
Quand on s'approche d'elles,
Cette odeur de varech
Bien reconnaissable
Et d'étable.
Elles font,
Quand elles marchent,
Flic-floc
Sur le sable des grèves
Dont l'algue crève
Sous leurs bottes.
Qui dira où elles vont
Sous le ciel sale ?
Qui dira où les poussent les rafales ?
Dérivent-elles vers leurs masures,
Ou les murs des cimetières,
Ou les calvaires
Aux blessures altières ?
Elles vont,
La main crispée sur leur bâton noueux
S'enfoncer dans la nuit
Et faire crisser le mâchefer des chemins creux.
Et les ténèbres les mangeront
Sur un cri,
De chouette ou de hiboux
Dans les buis...
Crédit photo: Emmanuel ARMAND
10:01 Publié dans Poèmes | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : vieilles, hiboux, brandes
11/12/2009
LA VIE ECARLATE
En 1953, Pierre GASCAR obtenait le prix Goncourt pour « Les bêtes », recueil de six nouvelles écrites dans une langue admirable qui donne à chacune d'elles cette précision et cette justesse à défaut desquelles il serait impossible au lecteur de saisir toute la dimension tragique des situations. A lire ces textes, on est porté non seulement à la pitié, mais à la compassion ; on s'identifie bientôt à ce qu'il reste d'animal en nous, qui a trouvé refuge au fin fond de nos âmes, qui tremble, et se souvient des coups de bâton et des lames affûtées des couteaux... Par la magie du verbe, Pierre Gascar réveille notre part d'ombre : l'ancestralité totémique que nous avons oubliée. Et puisqu'il faut ajouter au poids de la cruauté celui du destin, parce qu'« il n'y a vraiment aucune raison pour que cela cesse », on peut penser avec l'auteur que rien ne sera jamais expié, aussi longtemps que fonctionneront les abattoirs, et que les bouchers continueront à abreuver les légions des divinités courroucées assoiffées de sang. Ainsi des champs de bataille... Tant qu'il y aura des hommes qui tueront des moutons, il y aura des guerres ; c'est ce que me dit la dernière phrase de « La vie écarlate » que lance au ciel le jeune Olivier en s'enfuyant :
« Mon Dieu, mon Dieu, faites qu'on ne tue jamais plus les moutons ! »
Le texte est dérangeant, d'abord par le théâtre de l'action : l'abattoir, et ce qui l'entoure ; ensuite par le personnage de Mourre, le boucher, dépourvu de tout sentiment, réifié non point en statue de pierre, mais en machine à tuer.
Dans cette logique il y a le monde du boucher et ce qui lui ressemble : la bouchère, ses pratiques et ses fournisseurs, et puis il y a les autres : les bêtes et le jeune apprenti poussé, mal grès qu'il en ait, entre les mains du « monstre »...
Le chemin que foule le jeune apprenti ne s'avance pas dans le « non-frayé », non, il mène à la mort ; ce qui fait dire à l'auteur :
« Il y a toujours un moment avant de mourir, où l'on entre dans un chemin de terre. » sans doute, parce que c'est le propre de l'homme (humus) venu de la terre, que d'y retourner par le même chemin...
En cela, la « Vie écarlate » est un texte du désespoir et ce n'est pas pour rien que le sang répandu y tient la première place ! et d'abord celui de l'agneau, symbole de l'innocence et de la douceur. On sait comment les religions ont arrangé la chose...
Le sang de l'agneau n'est pas sans m'évoquer celui de la première nouvelle du « Musée noir » de Pieyre de Mandiargues ; elle en porte d'ailleurs le titre. Le thème est celui de l'innocence bafouée ; comme dans la « Vie écarlate », le sang y tisse des liens secrets entre les protagonistes de l'histoire. D'un côté « Mourre », de l'autre « Pétrus » ; tous deux sont des saigneurs. Et il semble que l'un et l'autre n'exercent leur art qu'au seul profit de l'affranchissement de l'enfance de Marceline et de celle d'Olivier ; l'une y trouve le moyen de perpétrer sa vengeance et l'autre, les raisons de sa révolte.
On lit le « Sang de l'agneau » pour entendre Marceline Caïn «... raconter une belle histoire au milieu de la nuit : une histoire de fourrure et de sang. », où le sien, par le moyen du viol commis par le boucher, y a sa part. On voit bien que le travail de Pétrus, ,qui est de « tirer le sang », n'existe que pour l'accomplissement du destin de Marceline : tuer ses géniteurs après s'être livrée au boucher. Les agneaux, dans cette nouvelle, ne sont là que prétexte à vêtir de leur toison de suif l' « Eros » de l'histoire. On ne les voit pas tuer, tout au plus, le viol a-t-il lieu sur leurs dépouilles sanglantes où, confusément, se mêle à leur sang celui de Marceline...
Il en va tout autrement, dans la « Vie écarlate » ; tout de suite, on sait à quoi s'attendre, et c'est dans cette banalité du quotidien de la tuerie où l'on n' hourdit aucun complot, à la différence de l'abattoir de Pétrus, que l'horreur atteint sa dimension :
« Sur la petite place, le boucher venait d'ouvrir les portes de l'abattoir. Il faut se méfier des grands mots, de celui-là surtout, qui vous ferait facilement courir le risque qu'on s'y écartèle. »
D'emblée, Olivier est confronté au spectacle de la mise à mort :
« Déjà le boucher entrait dans la remise en portant sur ses bras un agneau aux pattes liées. L'agneau bêlait, à peu près une fois tous les deux pas, la langue étonnamment enflée, la bouche sans menton et sans lèvres. Il tournait sans cesse sa tête à droite, à gauche et, dans le mécanisme stupide de sa frayeur, il posait alternativement sur le morne décor de la place le regard d'un œil très rond, très clair, frangé de blond où ma propre angoisse ne trouvait ni écho ni réponse. »...
« Le boucher entrait maintenant dans sa remise, portant toujours dans ses bras l'agneau rigide qu'il paraissait avoir volé dans un vitrail. Sans perdre, une seule seconde, son air pensif, il le couchait sur un banc : un de ces bancs d'abattoir au bois épais graissé par l'usage, aux pieds largement écartés, qui étaient tournés vers la porte et auxquels il ne manquait que la tête pour que s'établit tout à fait l'idée d'une immense complicité. Il retroussait l'oreille de l'agneau, à pleine main, avec un geste de coupeur d'herbes, et lui perçait le cou. »...
« Le couteau ressorti, l'agneau retardait son sang pendant quelques secondes et, la main posée sur son flanc, je le sentais tout tremblant à l'intérieur, exactement comme moi lorsque je me retenais de pleurer, raidi par l'effet d'une rétention sans espoir qui jetait chaque seconde de la vie dans une silencieuse panique. »
A l'égorgement de l' agneau succède celui du veau : assommé à coup de merlin et vidé par la jugulaire de son sang, le veau, pendu par la patte, « se raidissait convulsivement et, l'œil voilé, bavant, essayait de redresser pour un dernier mugissement son mufle déjà humide des noirs abreuvoirs de la mort : le sang coulait dans le baquet. ».
Puis c'est au tour du bœuf, dont on sait qu'il existe des amateurs pour boire le sang, qui si tôt, refroidit. Mourre invite Olivier à le faire : « Tu sais, ça te ferait du bien, me dit le boucher.
Je le regardais avec horreur. »...
« Il commençait d'apparaître que je m'étais laissé prendre à une immense duperie et qu'au fond de la maison rouge, on compterait, à partir d'aujourd'hui, un mouton de plus... »
Mais l'apprenti supporte en dépit des remords qui le rongent, la tâche qui est la sienne d'aider le boucher. Résigné, il le fait jusqu'à ce que Mourre contraint par les autorités d'abattre son bétail dans les nouveaux locaux municipaux, ne se décide à y procéder clandestinement, de nuit, à la lueur des phares de sa camionnette...
« Les phares s'éteignaient tout à fait. Je m'étais mis à trembler avec ma patte de mouton dans la main, ma patte qui ne tirait même pas à elle. Alors, je ne sais pourquoi, toutes les bêtes ensemble se mirent à pleurer. »...
Ainsi s'achève la narration, par la course éperdue du jeune garçon qui s'enfuit « au bout de la nuit », en criant dans le noir : « Mon Dieu, mon Dieu, faites qu'on ne tue jamais plus les moutons ! ».
Quand j'ai découvert ce texte, il a soulevé en moi le souvenir douloureux d'une bétaillère portant sa cargaison de vaches à l'abattoir. De longues traînées sanglantes, maculaient le côté de la remorque, où une bête s'était pris une corne dans les grilles d'une ouverture... Je me souviens aussi du passage d'un camion rouge sur lequel on avait peint en lettres blanches : « Boucherie hyppophagique ». Comment ne pas trembler d'effroi, à l'énoncé de ce seul nom ? qui me remet en mémoire un passage de la « Complainte d'un malandrin » :
« Devant l'enseigne d'une boucherie de campagne je pense aux chevaux morts mes camarades... ».
Et si l'on veut avoir une idée de la grande tragédie des chevaux de traits venus de Pologne ou d'ailleurs, pour finir sous la dent des hyppophages, on trouvera sur le net de quoi faire de vilains cauchemars, s'il reste encore un peu d'amour en soi. De la même façon, on passera en revues les photos anciennes qui ne manquent pas, des abattoirs de Vaugirard et d'ailleurs; et si on a le cœur de les regarder en face, on ajoutera celles des affidés de l'abattage rituel, pour savoir comment ils procèdent dans leur spécialité : on verra qu'ils n'ont pas grand-chose à envier aux matadors, en raffinements de cruauté ! Qu'il se trouve des gens pour exercer ces basses œuvres, n'a rien de surprenant dans ce monde approximatif ; ils ont le goût du sang comme d'autres l'ont du rhum ou de l'opium. Ce point commun en fait une grande famille qui besogne large ! et pas seulement dans les abattoirs :
« Je suis boucher, boucher de chair humaine... » (Général Huché, « pacificateur » de la Vendée en 1793)
Ce serait pourtant facile si on pouvait les reconnaître de loin, on se méfierait ! de près, ils portent dans le regard quelque chose qui ne ment pas, mais il est trop tard...
Je me souviens d'une photo intitulée « Slaughterhouse », sur laquelle on voit deux tueurs plantés sur le seuil de l'abattoir, vêtus de grands tabliers tachés de sang et bottés de caoutchouc, tenir entre eux, chacun par une patte de devant une brebis redressée, comme s'il s'agissait, ni plus ni moins, que de leur petite sœur. L'image est atroce non seulement par le regard et le rictus des tueurs, mais par celui de la victime désemparée, qui porte en elle toutes les souffrances d'une lignée dont le destin est de finir sous le fil des couteaux à saigner. Ainsi naissent les hommes, ainsi finissent les agneaux.
Les abattoirs La Mouche à la tombée du jour... Drôle de nom qu'on associe de suite aux mouches à viande corsetées de bleu métallescent. Je les vois sous un ciel d'orage que mangent les redents de l'immense halle Tony Garnier. Il monte de là-dedans des bêlements et des meuglements sans fin, c'est le signe ! De tous les abattoirs des grandes villes et des campagnes les plus reculées les bêtes se répondent, de concert, c'est un roulement sans fin, comme roulent les nuages de plomb dans le ciel noir. On dirait que la nuit va être terrible. Serait-ce les temps du grand changement qui s'annoncent ?
"LE SANG DES BETES", le film très dur de Georges FRANJU est visible ICI.
21:23 Publié dans notes de lecture | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : pierre gascar, abattoir, moutons, mandiargues