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30/09/2010

LE CHATEAU

 

 

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Souvent, je vais voir le château. J’en suis éloigné d’à peine deux, trois kilomètres tout au plus. Je m’y rends par les chemins de traverse, sous l’ombre des charmes et des chênes centenaires. Je suis fidèle au rendez-vous ; c’est comme d’un pacte qu’on aurait signé tous les deux. On se retrouve tôt le matin, salué par les corneilles, et quelquefois le soir, à la tombée de la nuit, sous l’œil des chouettes et des hiboux…

 

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Je m’installe au pied d’un chêne, un gros, au fond du parc, discrètement, en bordure du chemin, pas loin des piliers du portail effondré. C’est comme un rituel, il y entre du sacré, c’est la condition –et la permission- d’ouvrir la porte… De là, je l’ai bien en face le château, dans la perspective de la prairie plantée d’arbres remarquables. La façade à l’ordonnance classique, éclairée par les premiers rayons du soleil ou la clarté de la lune selon, déploie sa majesté au-dessus de la terrasse à balustres regardant le Sud. Tout paraît à l’abandon comme si on avait quitté l’endroit depuis longtemps ainsi qu’en témoignent les hautes herbes, et, cependant, à considérer le lieu, on le sent comme habité par la présence discrète d’une âme qu’on imagine éplorée en attente d’un être cher… Une âme qui se souviendrait des moments de bonheur auxquels elle serait resté fidèle, attendant, dans son arche de pierre blanche, le retour de l’Amour perdu…

Quand les vents de l’automne animent les basses branches du vieux chêne et que les corneilles obstinées poussent leurs cris plaintifs en tournoyant au-dessus de moi, tout m’apparaît d’un autre temps et c’est l’instant propice au « recueillement ».

 

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C’est alors, que le lieu s’anime par féerie, devient familier, et se prête à « l’aventure ». Sans qu’il soit besoin de bouger de place, c’est à présent un « autre moi » qui traverse la prairie, se faufile par l’allée des buis entre les topiaires des ifs taillés en pyramides, et s’approche  du porche qui s’ouvre sous la terrasse rattrapant le dénivelé du replat, entre les deux volées d’escaliers. Il passe la porte cloutée, ce « moi » subtil, sans avoir besoin de la pousser et, sous une voûte, s’avance d’un pas léger sur les lourdes dalles en calcaire jusqu’au bout du couloir, dans une odeur de cave et de futailles.

D’un côté, c’est la montée vers la cuisine, sous l’une des tours carrées qui cantonnent le corps de logis ; de l’autre, se succèdent la buanderie et puis les caves, s’enfonçant sous la cour d’honneur.

Les cuisines des châteaux m’ont toujours fasciné, et celle-là, dans le silence sépulcral de l’abandon, je l’imagine en pleine activité. Un feu d’enfer ronfle dans la grande cheminée autour de laquelle les mitrons s’activent à surveiller les lèches frites et le tourne broche.  Pendues aux crémaillères, les lourdes marmites font chanter leurs couvercles sous la pression des bouillons qui s’énervent. Au fourneau tout rutilant de graisse, la cuisinière arrose quelque chapon dont la peau dorée crève en fusant sous la torture de la chaleur. La longue table d’office croule sous les victuailles : légumes du potager disposés en façon de nature morte et qu’on croirait tombés d’un tableau classique, luisantes carpes d’un vert métallescent virant à l’orangé sous le ventre , corbeilles chargées de fruits tachés de rousseurs, canes à lait, jattes remplies de crèmes et d’entremets, pains et gâteaux juste tirés du four, exhalant cette odeur à nulle autre pareille qu’ont les « laboratoires » de boulangerie. 

Des lourdes poutres du plafond pendent à des crocs des chapelets de saucisses, du lard séché et ces jambons aux formes généreuses qu’on trouve dans les campagnes. En vis-à-vis, les cuivres polis suspendus à la servante au-dessus du buffet à hauteur de corps, renvoient l’image de leur habit cramoisi et lustré…

On a monté de la cave des flacons qu’on a disposés sur le potager devant la fenêtre ; ils délivrent, à la façon des vitraux, des rouges qu’on ne saurait imiter et qui sont l’apanage des vieux vins ; ils tiennent du rubis, de la spinelle, du grenat et du sang…

Laissons à regret le « ventre » du château, traversons l’office, et rejoignons, par le petit couloir de service, la grande entrée qui distribue de part et d’autre les salons et la salle à manger.

Aux murs, au sol, aux plafonds, partout, ce sont les siècles qui nous regardent. Toutes ces choses choisies dans un goût sûr pour le plaisir des yeux ou pour l’usage dorment ici dans le silence des tombeaux ; mais on sent bien qu’il suffirait d’un regard ami pour les réveiller. Alors, telle tapisserie de haute lisse lui dirait quelle dame la fit venir de la lointaine Flandre en ces terres reculées. Les tapis du Caucase et les galeries raconteraient les tribus nomade qui les ont tissés et quelles mains habiles les ont fait sortir de métiers primitifs depuis longtemps disparus… Ouvrons les buffets, les cristaux de bohême, les porcelaines de Sèvres des fabriques du Comte d’Artois n’aspirent qu’à retrouver leur place sur la longue table en noyer de la salle à manger. Elle n’attend que d’être dressée.

Sur la tablette des cheminées Louis XIV en brèche d’Alep ou en marbre de Carrare,  sur celle des cheminées Pompadour rouge griotte ou noir de Belgique  on a disposé des bustes, des pendules , des chandeliers ou des coupes en porcelaine fine. De haut en bas sont accrochés des tableaux et des gravures ; on y voit des natures mortes, des scènes de l’antiquité gréco-romaine dans le goût du Directoire, des paysages et des portraits… Il y en a partout, et surtout des gravures ! Elles tapissent la montée à l’étage par le grand escalier de pierre ; on en trouve dans les cabinets les plus reculés et dans la grande bibliothèque où se succèdent les portraits en taille-douce des généraux d’Empire et les « Métamorphoses » coloriées de Grandville, dans leurs cadres en acajou. Dans le prolongement de la bibliothèque aux rayonnages en chêne chargés des classiques aux reliures « à chardons », on a disposé un « cabinet de curiosités » comme il était d’usage d’en posséder un au siècle des « Lumières ». C’est un lieux bavard et magique à la fois en cela qu’il donne une image du monde au temps des découvertes savantes de l’époque : les vestiges de l’homme primitif y figurent disposés dans des vitrines, en l’espèce d’armes et d’outils en silex ramassés derrière la charrue et apportés par le paysan au châtelain ; sur des consoles des poteries romaines et des urnes sont alignées ainsi que des objets exotiques rapportés par d’audacieux explorateurs… On le voit, Boucher de Perthes et Déchelette y côtoient Stanley et Livingstone. Faut-il s’attarder sur les animaux empaillés mangés par les mites, les collections de coléoptères, l’herbier, les sulfures,  l’énigmatique contenu des flacons bouchés à l’émeri et les cornues ? Ou faut-il, à grandes enjambées, gagner au plus vite le grenier en réservant les chambres pour la descente ?

C’est donc par le grenier qu’il convient de mettre un terme à l’exploration silencieuse du château. Comme dans tous les greniers délaissés des grandes demeures, les araignées et les souris y ont élu domicile. Elles y veillent sur des trésors depuis longtemps oubliés : vêtements d’une autre époque, rangés dans des malles tapissées de rayures, caisses emplies de papiers de famille, actes notariés, factures, registres, agendas… Cartons bourrés de livres d’école et de cahiers ; étagères, croulant sous le poids de la « Revue des Deux Mondes », de « l’Illustration » et de toute une succession d’almanachs calés par des boîtes à chaussures bourrées de cartes postales… Chambres de bonne dont on a du mal à pousser les portes tant on y a remisé de meubles et d’objets dont on ne voulait plus : lits bateaux, armoires, penderies, série de chaises et de fauteuils dépareillés vieilles armes et souvenirs militaires et toujours des cadres sans leur toiles ou des toiles sans leur cadres…

Faut-il, en redescendant, pousser la porte des chambres où n’y glisser qu’un œil, par crainte d’être surpris, de déranger, de violer une intimité qui ne nous appartient pas ? Il suffit de passer sans faire de bruit pour en savoir assez des joies et des drames qui s’y succédèrent, et dont les murs, n’en doutons pas, ont gardé l’empreinte….

 

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Quand l’imagination seule s’autorise à percer le secret des lieux, il n’y a rien à craindre des dieux lares et des génies familiers… C’est ce que me dit le château toutes les fois que je vais le voir et c’est d’une autre citadelle, aussi, dont il me parle. L’accès en est moins aisé, quoique nous la connaissions mieux, en apparence, puisque nous « l’habitons », il convient de s’y aventurer avec prudence tant elle recèle de ruses et de pièges et pourrait, si l’on n’y prenait garde se comporter comme un monstre en nous avalant sans même que nous nous en apercevions…

« Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,

Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère... »

 

14/01/2010

CES CHENES QU'ON ABAT

 

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En relisant la vingt quatrième élégie de Ronsard « Aux bûcherons de la forêt de Gâtine » je pense aux arbres abattus, et il ne se trouve guère de semaines sans que je n'en croise au bord des routes ou n'en suive aux culs des semis...

« Escoute, Bucheron, arreste un peu le bras ;

Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;

Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force

Des nymphes qui vivoient dessous la dure écorce ?

Sacrilège meurtrier, si on pend un voleur

Pour piller un butin de bien peu de valeur

Combien de feux, de fers, de morts et de détresses

Mérites-tu, meschant, pour tuer nos Déesses ?

...

Adieu, chesnes, couronne aux vaillants citoyens,

Arbres de Jupiter, germes Dodonéens,

Qui premiers aux humains donnastes à repaistre ;

Peuples vraiment ingrats, qui n'ont sçeu recognoistre

Les biens receus de vous, peuples vrayment grossiers,

De massacrer ainsi leurs peres nourriciers. »

On chercherait vainement aujourd'hui les chênes millénaires de l'immense forêt hercynienne, de la grande forêt d'Ardenne ou de la légendaire forêt de Brocéliande. Jacques Brosse, dans sa belle étude sur la mythologie des arbres nous dit du chêne de Zeus, qui est la variété Quercus Robur de Linné, qu'avec l'âge « ce chêne acquiert un port d'une majesté incomparable. C'est seulement vers soixante ou même quatre-vingts ans qu'il fructifie et sa longévité est à proportion. Il vit au moins quatre ou cinq cents ans, et vivrait bien davantage s'il n'était abattu par l'homme qui veut exploiter son bois au moment où il peut en tirer le meilleur profit. Sinon il atteint le millénaire ou même le dépasse. « Quercus Robur pourrait sans doute parvenir à l'âge de 2000 ans, il aurait alors quelque neuf mètres de diamètre » (H. de Witt). C'est probablement à cette taille gigantesque et à cet âge qu'étaient voués les vigoureux ancêtres qu'étaient les chênes sacrés protégés par des lois sévères qui condamnaient à mort ceux qui les abattaient sans nécessité. »

 

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Les arbres qui façonnent nos paysages, derniers vestiges du peuplement arboricole de nos campagnes sont aujourd'hui victimes de massacre à la tronçonneuse et de défrichements quelquefois à grande échelle. On ne leur laisse pas le temps de vieillir. Et parce que le « temps c'est de l'argent », en vertu du sacro-saint principe de rentabilité de la société de consommation, les propriétaires boiseurs, encouragés par les pouvoirs publics, continuent de remplacer presque partout les peuplements traditionnels de feuillus par des résineux. On mesure déjà, et on mesurera bien mieux encore dans quelque temps, les dégâts faits par ce procédé à l'écosystème...

Il reste encore de belles forêts me direz-vous, sans doute, et assurément, en l'espèce des forêts domaniales gérées par l'ONF qui entretient de belles futaies. Et sur des parcelles difficilement exploitables, il est toujours possible de dénicher quelques beaux hêtres, voire de très vieux sujets ayant échappé au destin tragique de leurs frères transformés pour la plupart, il n'y a pas si longtemps encore, en traverses de chemins de fer...

On ne contestera pas que la forêt soit de production, c'est même sa fonction première ; ce qui est plus discutable c'est la façon dont on la gère dans la logique du « grand gaspillage » de la société marchande et de la jouissance immédiate des biens qui se font tous deux au détriment de la vie, sous toutes ses formes.

Le chêne doit sa réputation de noblesse au fait qu'on l'ait préféré comme bois d'œuvre au détriment des autres essences. Les maîtres charpentiers l'ont employé avec brio sur terre où sur mer et leurs chefs d'œuvre ont donné aux chênes sacrifiés une seconde vie. Les compagnons menuisiers ont habillé de boiseries les murs entiers de bâtiments nationaux, palais, châteaux et pavillons de plaisance. Les charrons et les artisans des campagnes ont façonné dans son bois les instruments du labeur et le mobilier des maisons paysannes, à part égale pour ce dernier, avec le bois des fruitiers et celui du hêtre.  Et nul ne contestera que c'est dans le bois de chêne, utilisé pour la fabrication du merrain, que vieillissent le mieux les grands crus...

Chacune de ces réalisations, on ne saurait le contester, honore à part égale celui qui a fourni son bois et celui qui l'a mis en œuvre. On aurait du mal à gratifier d'une telle reconnaissance ce que produit le siècle, il suffit de passer en revue ce qui sort des fabriques : mobilier « rustique », menuiseries « traditionnelles », cercueils ( Ah ! les  redondantes boîtes, vernies et boursouflées bardées de dorures...), pour y trouver partout la marque de la vulgarité. J'y vois l'ultime affront fait au roi des bois, et à tout prendre je le préfère en bûche de Noël.

A ce propos, j'observe depuis quelque temps la disparition de grandes allées de chênes d'alignements et de haies, de sujets isolés en milieu de pré... On justifie ces coupes en arguant de prétextes fonciers ou sécuritaires (comme on l'a fait pour les platanes en bordure de nationales aujourd'hui déclassées), ou de prétextes phytosanitaires, ou plus simplement encore on ne les justifie pas. On dispose de « son bien » comme on l'entend, sans plus se préoccuper de paysage, de faune, de flore, de milieu ou de quoi que ce soit susceptible de porter atteinte au droit de propriété.

Je pense pour ma part que ce bois finira tôt ou tard par alimenter les chaudières parce que confort oblige, et crise pétrolière de surcroît ! C'est donc, à terme, « la grande pitié » des chênes de France et par extension des bois de feuillus que je vois poindre à l'horizon. Que les arbres donnent leur chaleur quoi de plus naturel ? D'autant, qu' à la différence du pétrole, c'est une matière renouvelable, à condition toutefois d'en replanter ! Dites-moi combien de chênes, de hêtres, de charmes et de frênes remplacent ceux que l'on coupe ?

Il fut un temps pas si lointain où l'on « jardinait » la forêt, où on ne prélevait des arbres que le nécessaire, un peu comme on le faisait de la toison de l'agneau. On émondait les chênes qui devenaient alors les « têtards » caractéristiques des pays de bocage. Naturellement quand il fallait du bois d'œuvre on abattait les fûts, mais toujours on replantait, et presque toujours, dans la même essence. J'ai connu un vieux paysan qui avait pour habitude, quand il partait « faire sa tournée » de fouir la terre de son bâton, pas n'importe où ! là seulement où il jugeait utile de le faire ! ensuite de quoi, tirant du profond de sa poche un gland, il le laissait tomber dans ce trou qu'il refermait avec précaution. Cet homme, comme beaucoup de ses semblables, avait « le sens de la terre » et donc celui du ciel, puisque l'un ne va pas sans l'autre, ainsi que le montrent les arbres qui relient les deux...

Ces gestes sont perdus, et les opérations exemplaires sponsorisées et médiatisées du type « Je plante un arbre » ne les remplaceront pas, même si elles partent d'une bonne intention.

Combien de temps nous reste-t-il encore, pour rêver sous la houppe des chênes ? Combien de temps pour guetter, les soirs de pleine lune, sur les lisières ou au mitant des clairières isolées, les oiseaux de nuit perchés sur les têtards ? Nous qui ne savons rien de ce que pouvaient êtres les grands bois de la forêt des Gaules, au moins pouvons-nous l'imaginer au travers de ce que rapporte Pline de celle de Germanie :

« L'énormité des chênes de la forêt hercynienne, respectés par le temps et contemporains de l'origine du monde, dépasse toute merveille par leur condition presque immortelle. Sans parler d'autres incroyables particularités, c'est un fait que les racines, se rencontrant et se repoussant, soulèvent de véritables collines, ou bien, si la terre ne les suit pas, s'arc-boutent comme des lutteurs pour former des arcs jusqu'à la hauteur des branches mêmes, ainsi que des portes béantes où peuvent passer des escadrons de cavalerie. »

On aurait bien du mal à trouver de pareils sujets ! L'air et les sols sont tellement pollués qu'ils ne vieilliraient plus guère au-delà de cent ans.

 

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Et ceux qui résistent encore en dépit des conditions difficile, gardent fière allure même malades, même morts, comme le prouve certain châtaigner de mes amis, qui fait figure de patriarche fossilisé dans le nord de la Haute-Vienne.

 

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Ce n'était donc pas un hasard, on le comprend si les vieux arbres étaient respectés et assimilés à des divinités par les peuples barbares... Barbares ? à les comparer aux très civilisés contemporains, je les verrais plutôt raffinés les hommes de ces temps obscurs, je veux dire « reliés » à une dimension perdue, qui avaient bien compris qu'ils n'étaient eux-mêmes, au même titre que l'arbre ou l'animal, qu'une émanation du vivant sous une forme différente. C'est ce que nous dit, d'une certaine façon l'Art pariétal des Magdaléniens : mesurons la distance qui le sépare de «  Lard contemporain » et tirons-en les conclusions qui s'imposent...

Ah progrès, vous avez dit progrès !

 

Orientation bibliographique: Jacques BROSSE, Mythologie des arbres, Petite Bibliothèque Payot n° 161, 1994