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11/12/2009

LA VIE ECARLATE

En 1953, Pierre GASCAR obtenait le prix Goncourt pour « Les bêtes », recueil de six nouvelles écrites dans une langue admirable qui donne à chacune d'elles cette  précision et cette justesse à défaut desquelles il serait impossible au lecteur de saisir toute la dimension tragique des situations. A lire ces textes, on est porté non seulement à la pitié, mais à la compassion ; on s'identifie bientôt à ce qu'il reste d'animal en nous, qui a trouvé refuge au fin fond de nos âmes, qui tremble, et se souvient des coups de bâton et des lames affûtées des couteaux... Par la magie du verbe, Pierre Gascar réveille notre part d'ombre : l'ancestralité totémique que nous avons oubliée. Et puisqu'il faut ajouter au poids de la cruauté celui du destin, parce qu'« il n'y a vraiment aucune raison pour que cela cesse », on peut penser avec l'auteur que rien ne sera jamais expié, aussi longtemps que fonctionneront les abattoirs, et que les bouchers continueront  à abreuver les légions des divinités courroucées assoiffées de sang. Ainsi des champs de bataille... Tant qu'il y aura des hommes qui tueront des moutons, il y aura des guerres ; c'est ce que me dit la dernière phrase de « La vie écarlate » que lance au ciel le jeune Olivier en s'enfuyant :

«  Mon Dieu, mon Dieu, faites qu'on ne tue jamais plus les moutons ! »

Le texte est dérangeant, d'abord par le théâtre de l'action : l'abattoir, et ce qui l'entoure ; ensuite par le personnage de Mourre, le boucher, dépourvu de tout sentiment, réifié non point en statue de pierre, mais en machine à tuer.

Dans cette logique il y a le monde du boucher et ce qui lui ressemble : la bouchère, ses pratiques et ses fournisseurs, et puis il y a les autres : les bêtes et le jeune apprenti poussé, mal grès qu'il en ait, entre les mains du « monstre »...

Le chemin que foule le jeune apprenti ne s'avance pas dans le « non-frayé », non, il mène à la mort ; ce qui fait dire à l'auteur :

« Il y a toujours un moment avant de mourir, où l'on entre dans un chemin de terre. » sans doute, parce que c'est le propre de l'homme (humus) venu de la terre, que d'y retourner par le même chemin...

En cela, la « Vie écarlate » est un texte du désespoir et ce n'est pas pour rien que le sang répandu y tient la première place ! et d'abord celui de l'agneau, symbole de l'innocence et de la douceur. On sait comment les religions ont arrangé la chose...

Le sang de l'agneau n'est pas sans m'évoquer celui de la première nouvelle du « Musée noir » de Pieyre de Mandiargues ; elle en porte d'ailleurs le titre. Le thème est celui de l'innocence bafouée ; comme dans la « Vie écarlate », le sang y tisse des liens secrets entre les protagonistes de l'histoire. D'un côté « Mourre », de l'autre « Pétrus » ; tous deux sont des saigneurs. Et il semble que l'un et l'autre n'exercent leur art qu'au seul profit de l'affranchissement de l'enfance de Marceline et de celle d'Olivier ; l'une y trouve le moyen de perpétrer sa vengeance et l'autre, les raisons de sa révolte.

On lit le « Sang de l'agneau » pour entendre Marceline Caïn «... raconter  une belle histoire au milieu de la nuit : une histoire de fourrure et de sang. », où le sien, par le moyen du viol commis par le boucher, y a sa part. On voit bien que le travail de Pétrus, ,qui est de « tirer le sang », n'existe que pour l'accomplissement du destin de Marceline : tuer ses géniteurs après s'être livrée au boucher. Les agneaux, dans cette nouvelle, ne sont là que prétexte à vêtir de leur toison de suif l' « Eros » de l'histoire. On ne les voit pas tuer, tout au plus, le viol a-t-il lieu sur leurs dépouilles sanglantes où, confusément, se mêle à leur sang celui de Marceline...

Il en va tout autrement, dans la « Vie écarlate » ; tout de suite, on sait à quoi s'attendre, et c'est dans cette banalité du quotidien de la tuerie où l'on n' hourdit aucun complot, à la différence de l'abattoir de Pétrus, que l'horreur atteint sa dimension :

« Sur la petite place, le boucher venait d'ouvrir les portes de l'abattoir. Il faut se méfier des grands mots, de celui-là surtout, qui vous ferait facilement courir le risque qu'on s'y écartèle. »

D'emblée, Olivier est confronté au spectacle de la mise à mort :

« Déjà le boucher entrait dans la remise en portant sur ses bras un agneau aux pattes liées. L'agneau bêlait, à peu près une fois tous les deux pas, la langue étonnamment enflée, la bouche sans menton et sans lèvres. Il tournait sans cesse sa tête à droite, à gauche et, dans le mécanisme stupide de sa frayeur, il posait alternativement sur le morne décor de la place le regard d'un œil très rond, très clair, frangé de blond où ma propre angoisse ne trouvait ni écho ni réponse. »...

« Le boucher entrait maintenant dans sa remise, portant toujours dans ses bras l'agneau rigide qu'il paraissait avoir volé dans un vitrail. Sans perdre, une seule seconde, son air pensif, il le couchait sur un banc : un de ces bancs d'abattoir au bois épais graissé par l'usage, aux pieds largement écartés, qui étaient tournés vers la porte et auxquels il ne manquait que la tête pour que s'établit tout à fait l'idée d'une immense complicité. Il retroussait l'oreille de l'agneau, à pleine main, avec un geste de coupeur d'herbes, et lui perçait le cou. »...

« Le couteau ressorti, l'agneau retardait son sang pendant quelques secondes et, la main posée sur son flanc, je le sentais tout tremblant à l'intérieur, exactement comme moi lorsque je me retenais de pleurer, raidi par l'effet d'une rétention sans espoir qui jetait chaque seconde de la vie dans une silencieuse panique. »

 

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A l'égorgement de l' agneau succède celui du veau : assommé à coup de merlin et vidé par la jugulaire de son sang, le veau, pendu par la patte, « se raidissait convulsivement et, l'œil voilé, bavant, essayait de redresser pour un dernier mugissement son mufle déjà humide des noirs abreuvoirs de la mort : le sang coulait dans le baquet. ».

 

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Puis c'est au tour du bœuf, dont on sait qu'il existe des amateurs pour boire le sang, qui si tôt, refroidit.  Mourre invite Olivier à le faire : « Tu sais, ça te ferait du bien, me dit le boucher.

Je le regardais avec horreur. »...

«  Il commençait d'apparaître que je m'étais laissé prendre à une immense duperie et qu'au fond de la maison rouge, on compterait, à partir d'aujourd'hui, un mouton de plus... »

Mais l'apprenti supporte en dépit des remords qui le rongent, la tâche qui est la sienne d'aider le boucher. Résigné, il le fait jusqu'à ce que Mourre contraint par les autorités d'abattre son bétail dans les nouveaux locaux municipaux, ne se décide à y procéder clandestinement, de nuit, à la lueur des phares de sa camionnette...

« Les phares s'éteignaient tout à fait. Je m'étais mis à trembler avec ma patte de mouton dans la main, ma patte qui ne tirait même pas à elle. Alors, je ne sais pourquoi, toutes les bêtes ensemble se mirent à pleurer. »...

Ainsi s'achève la narration, par la course éperdue du jeune garçon qui s'enfuit « au bout de la nuit », en criant dans le noir : « Mon Dieu, mon Dieu, faites qu'on ne tue jamais plus les moutons ! ».

Quand j'ai découvert ce texte, il a soulevé en moi le souvenir douloureux d'une bétaillère portant sa cargaison de vaches à l'abattoir. De longues traînées sanglantes, maculaient le côté de la remorque,  où une bête s'était pris une corne dans les grilles d'une ouverture... Je me souviens aussi du passage d'un camion rouge sur lequel on avait peint en lettres blanches : « Boucherie hyppophagique ». Comment ne pas trembler d'effroi, à l'énoncé de ce seul nom ? qui me remet en mémoire un passage de la « Complainte d'un malandrin » :

« Devant l'enseigne d'une boucherie de campagne je pense aux chevaux morts mes camarades... ».

 

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Et si l'on veut avoir une idée de la grande tragédie des chevaux de traits venus de Pologne ou d'ailleurs, pour finir sous la dent des hyppophages, on trouvera sur le net de quoi faire de vilains cauchemars, s'il reste encore un peu d'amour en soi. De la même façon, on passera en revues les photos anciennes qui ne manquent pas, des abattoirs de Vaugirard  et d'ailleurs; et si on a le cœur de les regarder en face, on ajoutera celles des affidés de l'abattage rituel, pour savoir comment ils procèdent dans leur spécialité : on verra qu'ils n'ont pas grand-chose à envier aux matadors, en raffinements de cruauté ! Qu'il se trouve des gens pour exercer ces basses œuvres, n'a rien de surprenant dans ce monde approximatif ; ils ont le goût du sang comme d'autres l'ont du rhum ou de l'opium. Ce point commun en fait une grande famille qui besogne large ! et pas seulement dans les abattoirs :

« Je suis boucher, boucher de chair humaine... » (Général Huché, « pacificateur » de la Vendée en 1793)

Ce serait pourtant facile si on pouvait les reconnaître de loin, on se méfierait ! de près, ils portent dans le regard quelque chose qui ne ment pas, mais il est trop tard...

 

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Photo d'André Abegg (1967)

Je me souviens d'une photo intitulée « Slaughterhouse », sur laquelle on voit deux tueurs plantés sur le seuil de l'abattoir, vêtus de grands tabliers tachés de sang et bottés de caoutchouc, tenir entre eux, chacun par une patte de devant  une brebis redressée, comme s'il s'agissait, ni plus ni moins, que de leur petite sœur. L'image est atroce non seulement par le regard et le rictus des tueurs, mais par celui de la victime désemparée, qui porte en elle toutes les souffrances d'une lignée dont le destin est de finir sous le fil des couteaux à saigner. Ainsi naissent les hommes, ainsi finissent les agneaux.

 

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crédit photo:"Grains&Pixels"

 

Les abattoirs La Mouche à la tombée du jour... Drôle de nom qu'on associe de suite aux mouches à viande corsetées de bleu métallescent. Je les vois sous un ciel d'orage que mangent les redents de l'immense halle Tony Garnier. Il monte de là-dedans des bêlements et des meuglements sans fin, c'est le signe ! De tous les abattoirs des grandes villes et des campagnes les plus reculées les bêtes se répondent, de concert, c'est un roulement sans fin, comme roulent les nuages de plomb dans le ciel noir. On dirait que la nuit va être terrible. Serait-ce les temps du grand changement qui s'annoncent ?

 




 

"LE SANG DES BETES", le film très dur de Georges FRANJU est visible ICI.

 

 

17/11/2009

BULLETIN CELINIEN

Bulletin célinien N°313

 

 

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Avec ce 313ème numéro du Bulletin Célinien (1), l'infatigable Marc Laudelout nous invite à écouter, ou à réécouter, une émission (2) conservée aux archives de l'Institut National de l'Audiovisuel : celle du 23 mars 1969, tirée du « Masque et la Plume », animée par Michel Polac. Quatre interlocuteurs de marque y font entendre leur voix : Alphonse Boudard, Jean-Louis Bory, Jean Guénot et François Nourissier. Jean Guénot, seul survivant, connaissait bien Céline et l'avait approché de près à Meudon où il lui rendit visite en compagnie de Jacques d'Arribehaude ; il en tirera les éléments d'un livre publié en 1984 : « Louis-Ferdinand Céline damné par l'écriture ». Ce qui frappe l'auditeur, à l'écoute de cette émission, « c'est la liberté de ton qui régnait alors sur les ondes et le fait que l'écrivain suscitait une admiration incontestée auprès des différents intervenants » dixit Marc Laudelout. Avec lui, on pourra se poser la question de savoir s'il en irait de même aujourd'hui, du moins à la télévision, saturée des séries que l'on sait qui se partagent l'écran avec le sport, les divertissements hallucinogènes et les productions culturelles (?) ô combien complaisantes aux nouveaux maîtres de la pensée.

On trouvera dans ce même numéro une mise au point de Jacques Francis Rolland (1922-2008) sur « l'affaire » Roger Vaillant. On sait en effet que ce dernier ce serait flatté de « faire la peau » à Céline. Rolland, qui faisait partie du même réseau de résistance que l'auteur de « La Loi », expose les raisons de ce phantasme qui, s'il était devenu réalité, nous aurait hélas privé d'un des plus grand nom de la littérature française. Heureusement, Vaillant qui se fit traiter par Céline de »béjaune, pucelet, débile attardé, taré »... devait avoir plus de gueule que de suite dans les idées !

Outre la publication des « Lettres à Joseph Garcin », la nouvelle collection « Céline & Cie » dirigée par Emile Brami, libraire et célinien averti, envisage de publier ou rééditer quatre titres par an. L'éditorialiste du Bulletin recense ces projets dans sa présentation.

Enfin on lira une critique due à la plume de Frédéric Saenen d' « Une Histoire Politique de la Littérature », de Stéphane Giocanti, sortie chez Flammarion. Elle est suivie de trois hommages rendus par Marc Laudelout à Pol Vandromme, Robert Denoël et Louis-Albert Zbinden.

La deuxième partie de l'étude du neuro-psychiatre  Michel Bergouignan clôt cette 313ème livraison ; il y analyse de manière subtile la nature complexe toute en finesse et raffinement de l'écrivain au travers de ce qu'il a mit de lui dans ses œuvres. Rappelons qu'il aimait se comparer à une chienne de traîneau, qu'il avait « la finesse d'une chienne de traîneau... qui prévient du danger ». Ce qui me fait songer à la réflexion de Chamfort qui en d'autres temps, ayant eu à souffrir lui même de persécutions écrivait :

 

« En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu et on persécute ceux qui sonnent le tocsin. »

 

(1)         « Le Bulletin Célinien » BP 70, B 1000, Bruxelles 22, Belgique.

(2)         www.ina.fr (taper »Louis-Ferdinand Céline » dans le moteur de recherche figurant sur le site)