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09/11/2018

RETOUR A KORSOR

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Céline devant Fanehuset

Céline, je ne suis pas le premier à m’être aventuré sur ses traces, à Korsor où il fut en exil. Je ne serai sûrement pas le dernier. Mais que ceux qui veulent découvrir les lieux ne tardent pas parce que le temps, qui transforme et ronge les choses, lentement fait son affaire.

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C’est à Klaskovgaard, domaine situé à 7 km au sud est du centre de Korsor qu’il faut se rendre, suivre la trace… C’est là que Maître Thorvald Mikkelsen hébergea le couple du 19 mai 1948 au 30 juin 1951. Il mit à la disposition de Céline et de son épouse deux maisons situées aux abords de la sienne, toutes deux en nature de chaumières comme la tradition les a conservées au Danemark. La première, Skovly  « à l’abri de la forêt », relativement cossue si on la compare à la seconde est aussi la plus proche de la route. L’autre, Fanehuset « la maison du drapeau », posée quasi en bordure de mer sur le plateau, domine le belt dont elle n’est séparée que par un dénivelé colonisé par la végétation, en bordure du bois. Cent mètres à peine séparent Fanehuset de la mer où Lucette venait se baigner.

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le belt

Le séjour de Céline et son épouse à Korsor est connu grâce aux témoignages des amis et personnalités qui leur ont rendu visite, pour certains à plusieurs reprises durant ces trois années, et par les danois de proximité, l’avocat Mikkelsen leur hébergeur, mais aussi Knud Otterstrom le pharmacien ainsi que le libraire Mogens Zachariassen. Il faut ajouter à ces témoignages la volumineuse correspondance (plus de 4000 lettres) que Céline expédia à ses connaissances le temps que dura son exil au bord de la Baltique. Tous, ils donnent une idée de ce que fut ce séjour obligé.

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Skovly

A son arrivée à Klarskovgaard au mois de mai, Céline trouve la maison (Skovly) « rustique mais confortable », la mer « pas vilaine »… En l’hiver venu, c’est une autre affaire ! bien vite il déchante : « landes désertiques battues par les vents polaires… chaumières proches de la cabane à cochons. »

Il y prendra son mal en patience. Qu’y faire d’autre ?

On peut penser que les visites d’amis et de personnalités qu’il y reçu - elles furent régulières sinon nombreuses - le sortirent de sa torpeur, l’enchantèrent, ou l’agacèrent selon.

Quelques sorties pour Copenhague de courte durée, voire de simple aller retour rompirent la monotonie de cette « villégiature » de conséquence, encore furent elles dictées par les nécessitées administratives ou médicales.

A Claude Duneton, je disais combien son « Bal à Korsor » m’avait donné envie d’y aller voir de près. C’est fait.

Le 2 juillet dernier, faisant halte à Korsor de retour de Suède, je pris en direction de l’est Skovvej. A la sortie de la ville, sitôt passé la grande forêt, on tourne à droite après le terrain de camping. Par Korsor Lystskov, qui traverse les bois sous des arbres centenaires, on arrive à Klarskovgaard en terre célinienne…

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Chemin dans la forêt

La première maison au milieu du bois, c’est une halte forestière aujourd’hui occupée par une auberge (fermée), une grande salle de réunion qui tient d’avantage de l’auberge de jeunesse que de l’hôtel trois étoiles installé plus loin, après Skovly.

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C’est dans cette maison de bois au milieu de la clairière que Lucette venait exercer son art, plus à l’aise que sous le toit de Skovly. Le chemin est aujourd’hui goudronné, il ne devait pas l’être à l’époque.

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J’ai laissé là la voiture pour arriver à pied à Skovly. C’est elle « à l’abri de la forêt » qu’on découvre en premier, nichée en tête d’un petit vallon qui court sous le bois en façon de ravine.

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La maison est entretenue, habitée par des vacanciers ou plutôt des sédentaires car il y a une boîte à lettres à l’entrée du chemin avec un nom « Jensen »… Des Jensen, au Danemark il y en va comme des Dupont en France, ils sont nombreux. Deux voitures et une caravane ne m’incitèrent pas à aller plus avant… Je fis le tour par le plateau, l’ancien verger, pour contourner Skovly et filer tout droit en direction de Fanehuset que Céline occupa les mois d’été. Par chance, il n’y avait personne à part des oiseaux et des écureuils. La « maison du drapeau » ou celle du diable eut à ce qu’on raconte un passé sanglant, quelque assassinat y fut commis au temps ou cheminaient en bord de belt les contrebandiers.

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Fanehuset

On imagine Céline dans cette « masure au bord de la mer, sans eau, sans gaz, sans lumière, croulante… » comme il l’écrivait à son ami Monnier.

Croulante aujourd’hui, elle le paraît autant qu’abandonnée. Elle penche du côté où la pousse le vent. Heureusement le chaume est en place qui la maintient hors d’eau, mais des agrafes faitières sont arrachées. L’enduit, par endroits est soufflé, des bois de la structure pourrissent, les badigeons s’écaillent et s’effritent. Sur l’arrière et du côté de la forêt, une sorte de petit hangar, réserve pour le bois y est accolé.

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Fanehuset

Par les carreaux, l’intérieur est à l’image du dehors. Des toiles d’araignées, les seules habitantes avec probablement les souris, tombent en draperies des plafonds ou tapissent les murs.

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Intérieur Fanehuset

C’est ainsi qu’il faut encore voir Fanehuset, sans rien d’autre que le souvenir de celui et quel ! qui un temps l’habitat. C’est un privilège que je n’ai pas eu pour Skovly. Peut-être aurais-je dû cogner à la porte, demander ? Tous les danois parlent anglais. Je ne l’ai pas fait. Peur de déranger ? Pas seulement. Discrétion. N’importe, ce que je cherchais, je l’ai trouvé à Fanehuset et sans interférences aucunes que les seuls bruits de la forêt, du vent et de la mer.

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A Fanehuset, le temps s’est arrêté. Mieux, il est revenu en kaléidoscope associer dans ma tête des souvenirs anciens tels le pavé de le villa de Meudon ou la montée de la ruelle aux Bœufs à la lande de Fanehuset. Ici, comme là, Céline a foulé le sol, il est venu, il s’en est allé, il a tourné en rond, avec ses chiens, avec ses chats, avec ses oiseaux. Il ne faut pas avoir beaucoup d’imagination pour sentir la présence de personnages de cette trempe, il suffit d’en être familier ; elle s’inscrit dans le paysage comme celui-ci sur la plaque argentique d’une chambre noire.

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Retour à Skovly par la hêtraie peuplé d’arbres magnifiques où courent les écureuils.

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Nous poussons jusqu’au domaine un peu plus loin, la maison de maître et celle du régisseur ainsi que celle des hôtes sont toujours là. Entre elles et Skovly, on a construit un hôtel de luxe tout en longueur avec salles de congrès etc…. On imagine les propos de Céline devant cette débauche d’espaces « culturels » et médiatiques propices à d’interminables « blablas » comme sait les tenir la société du spectacle sur le sexe des anges, les interrogations sur le vivre ensemble, ou la citoyenneté mondialement partagée.

Et tout à côté cependant – et pour combien de temps encore – demeure Fanehuset dernier vestige de l’écrivain disparu. Oui, pour combien de temps encore ?

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Fanehuset, amorce du chemin qui descend au belt

 

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Au bout du chemin, la mer...

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Storebelt

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Immeubles à Korsor

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Le port

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Un ami fidèle

Céline et Lucette quittèrent Korsor le 30 juin 1951 après avoir adressé au directeur du "Korsor Avis", journal local, une lettre écrite le 28. En voici un extrait: " Au moment où nous allons quitter, ma femme et moi, la jolie ville de Korsor, je vous prie de croire que ce n'est pas sans tristesse que nous nous éloignons de ces lieux où nous avons reçu le plus aimable, le plus humain, le plus délicat des accueils (...) Nous penserons toujours à Korsor avec plaisir."

ORIENTATIONS: Tous les ouvrages parus sur la période danoise. Les céliniens les connaissent.

Nous retiendrons plus particulièrement :

- Helga Pedersen " le Danemark a-t-il sauvé Céline", Plon 1975

- David Alliot François Marchetti "Céline au Danemark" Le Rocher, 2008

- Claude Duneton "Bal à Korsor", Grasset et Livre de Poche

Et parmi les sites l'incontournable Céline en Phrases de Michel Mouls, le Bulletin célinien de Marc Laudelout, le petit célinien de Matthias Gadret.  

 

22/05/2012

IN MEMORIAM CLAUDE DUNETON

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(Crédit Keystone)

Claude Duneton s’est éteint à 77 ans sur un lit d’hôpital à Lille, le 21 mars 2012, loin de sa Corrèze natale il y a tout juste deux mois. Sa mort n’aura pas fait beaucoup de bruit…

Il tenait au Figaro littéraire la chronique « Au plaisir des mots ». Chroniqueur comme Vialatte et comme lui discret, réservé, espiègle volontiers, franc-tireur contre la bêtise et la méchanceté, il possédait, faut-il le préciser, une grande culture et beaucoup de talent. Le Bulletin célinien de ce mois lui rend un hommage d’autant plus mérité que l’auteur du « Monument » fut aussi un célinien averti. Nous l’avons suivi, dans son « Bal à Korsor » sorti en 1994 chez Grasset, sur les traces de l’exilé perdu dans les brumes de la Baltique. Nous avons apprécié ce livre où l’auteur  relate son « pèlerinage » avec les mots qu’il faut, des mots qui sonnent juste et justement associés. Il y a la « manière » Duneton par laquelle lui, avait bien entendu Céline ; il nous la conseille :

« Peut-être faudrait-il relire Céline, sans bruit et sans fureur, pour tâcher de le comprendre ? », c’est cela, le lire calmement et la tête froide, comme on déplace un flacon de nitroglycérine, pour ne pas le faire exploser.

Marc Laudelout rappelle qu’il fut, le 22 mars 1997, l’invité d’honneur de la « Journée Céline ». Il rappelle aussi que Claude Duneton fut l’un des premiers à adapter l’auteur des Beaux Draps au théâtre. Il rapporte, dans la « citation du mois » cet extrait de la préface qu’il écrivit pour l’ouvrage d’Eric Mazet et de Pierre Pécastaing « Images d’exil » :

« Aujourd’hui, les Français gardent à Céline un enfant de leur chienne pour avoir tenté de leur dessiller les yeux sur le fond méchant de la nature humaine. Et encore, question rancœur on n’a rien vu. Attendons les republications au soufre pour être fixés. Oh les beaux flots d’invectives au tombeau ! Voltaire sera battu d’une belle longueur de suaire…

Que voulez-vous, les Français ont toujours préféré Jean-Jacques l’opportuniste, le brillant « maquereau ». Il faut sans cesse dire aux gens qu’ils sont bons et honnêtes, ça les flatte. Les assurer qu’ils ne peuvent jamais devenir des tueurs, eux, ni des bourreaux, et que leurs voisins sont bien pareils, doux, inoffensifs, pétris de songes… Par le même principe rousseauiste ceux d’à côté sont tous gens de cœur et de tendresse — la crème de la Création. »  

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Le BC a sélectionné dans cette 341ème livraison un beau florilège d’hommages au travers des textes de Jean-Claude Raspiengeas (La Croix), Armelle Héliot (Le Figaro), Patrice Delbourg (Le Nouvel Observateur), Jean Meyssignac (France Catholique).

Pour le premier «… Alchimiste de la mélancolie, Claude Duneton aura toujours su transformer le plomb de sa tristesse en or de la rigolade, muer sa détresse et sa neurasthénie en occasions de se boyauter, métamorphoser la dèche en traits d’esprit. Derrière sa langue canaille et son humour abrasif perçait sa compassion pour l’humanité. Passer du temps, se promener avec lui sur les hauteurs de Lagleygeolle, l’écouter raconter sa vie dans la maison modeste de ses grands-parents, face à la cheminée où mijotait en permanence une soupe à partager, ou dans le réduit de son appartement parisien du XVe arrondissement, était un plaisir irrésistible. Mais, par moments, sa vulnérabilité affleurait dans le regard. »

Pour Armelle Héliot « C’était un homme d’une humanité singulière. (…) Quel homme que celui qui était né en 1935 en Corrèze, à Lagleygeolle et s’est éteint cette nuit du 22 mars. Quelle érudition et quelles curiosités diverses ! »

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Lagleygeolle

Patrice Delbourg souligne « … Il se méfiait tout autant du style SMS que des grands discours ampoulés de nos têtes pensantes. Ce paladin du lexique avait plusieurs terroirs à son dictionnaire. Des mots de traverse, des mots de contrebande, des mots oubliés et des mots de mauvaise vie. (…) Claude Duneton était l’humilité même. Il pratiquait l’art d’être grammaire avec espièglerie et omniscience. N’oubliant jamais que « culture sans humour n’est que ruine de l’âme ». Dans son regard lavande perçait parfois l’éclair apeuré d’une enfance en jachère. Son rire clair de torrent ponctuait les bonnes pointes à la volée. »

Enfin pour Jean Meyssignac, son compatriote dont les parents tenaient auberge à Meyssac, « … notre Duneton était aimable, accueillant, affable, disponible, il était bon d’une bonté de bon aloi, directe, simple, sans manière ; il était bon comme le bon pain. (…) Duneton était vraiment chez lui dans son hameau d’Antignac, entouré des voisines et voisins chez qui il allait manger la soupe. En dehors de l’eau et de l’électricité il avait gardé la maison de ses grands parents intacte. Il faisait la cuisine dans la cheminée avec la crémaillère et le trépied. Pour se laver les mains il fut, je crois, le dernier à utiliser un ustensile complètement oublié. C’était un petit récipient en zinc prolongé par un tube de plus en plus effilé. Avait-il un nom en français ? En patois, on l’appelait : « la couade ».

J’ai pour ma part eu le plaisir de faire sa connaissance lors d’une conférence donnée à l’Association des Amis d’Henri Béraud qu’il avait bien voulu honorer de son parrainage comme d’autres personnalités. Je garde de lui une aimable lettre de sa belle écriture et le souvenir d’un homme de la terre, discret, prêt à retourner son champs la bêche à l’épaule comme pauvre Martin et le regard bon et chaleureux, ainsi que devait l’avoir, sans doute, l’Auvergnat de Brassens.

Je m’étais promis de lui rendre visite dans la maison de son grand père dont il aimait chausser les sabots pour « l’entendre marcher » disait-il. La mort l’aura emporté trop tôt…

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Cette idée de la mort plus d’une fois l’avait traversée, comme aussi Céline et tous les grands sensitifs. Et sensitif, sensible, il l’était tout à fait l’homme Duneton. Ce petit campagnard qui n’avait pas, dans sa jeunesse connu l’eau courante, comme beaucoup de ceux de sa génération, s’était promis de la voir couler au plus tôt du robinet. C’était son but. Il ne savait pas encore qu’elle coulerait un jour de sa plume, cette eau vive qui nous émeut si fort quand on le lit. «  Quand j’avais treize ans — écrit-il dans  Loin des forêts rouges — j’ai pleuré, un soir, à la nuit tombante. J’ai pleuré à chaudes larmes parce que ma vie se cassait la gueule, déjà. Je venais soudain de voir mon existence entière devant moi… C’était le printemps et j’étais en train de donner à manger aux lapins, dehors, dans leur parc. J’ai compris, en une sorte d’éclair de lucidité, que je ne ferais aucune étude, donc que l’avenir était râpé pour moi. J’allais demeurer dans nos champs, à filer des herbes aux rongeurs, et ce serait comme ça jusqu’au soir de ma vie, le même horizon et tout. »

Lui qui précisément ne recherchait pas les effets de style avait trouvé tout naturellement le sien : de la veine populaire, un franc parler sans entourloupes et des images fortes. Il y a des accents céliniens chez lui, c’est indéniable, et cette influence a nourri son œuvre sans pour autant l’avoir fait tomber « dans la manière de… » et c’est tant mieux.

« Les certitudes à l’eau, toutes les croyances à la dérive, au fil de la Neva qui coulait en grande majesté, large, vaste comme un bras de mer là-haut, devant l’Amirauté. Six ou sept fois la Seine à son plus beau… » (Loin des forêts rouges).

Duneton reste Duneton, un limousin enraciné dans sa langue, un amoureux inconditionnel des mots qu’il savait manier comme d’autres vous tournent le compliment. Il en connaissait la portée, les effets et le pouvoir destructeur ( mots / maux ) :

« Le pouvoir des mots est une arme redoutable, celui qui ne le détient pas n’est rien… » (Je suis comme une truie qui doute)

Mais les mots, quand on sait les tourner, peuvent aussi guérir.

« J’avais une gamine dans cette classe qui n’arrivait pas à sortir un mot. Treize ans, grande pour son âge, apathique, elle disait oui, non, d’un air buté. Mal embranchée sur ses leçons je ne connaissais pratiquement pas le son de sa voix.

Un jour elle arrive avec un manteau neuf, tricoté en grosse laine rouge violet. Elle était la seule à porter une chose pareille. J’avais déjà essayé d’accrocher un peu la conversation, sans résultats. Ce jour-là, en sortant de classe, j’essaye encore :

—   ­Il est joli ton manteau. C’est toi qui l’as tricoté ?

Elle a rougi entièrement aux couleurs du paletot :

—   Oh non, c’est ma mère.

Elle n’en avait jamais dit aussi long. J’y connais rien en tricot, mais du coup je fais semblant de m’intéresser. Je veux savoir, admiratif, les manches là, comment ça s’imbrique… Elle se met à me raconter, me montrer la doublure rose en satinette, me dit le col et les poignets. Elle avait une voix un peu rauque, le débit nerveux… Elle parlait ! Je fais valoir les avantages : un beau manteau comme ça, chaud et tout, pour pas très cher finalement, parce que s’il avait fallu l’acheter…

—   Tu as de la chance d’avoir une maman qui tricote aussi bien.

C’était pas tout à fait innocent mes remarques ; je m’étais renseigné sur les fiches, je savais qu’elle était l’aînée de douze enfants, père ouvrier, mère SP. Je sentais assez bien l’atmosphère, j’ai dans ma famille des équivalents. J’imaginais les discussions : que le tricot elle avait pas dû être d’accord, tout à fait contre même au départ ; elle aurait préféré un pardessus de chez le marchand comme les copines au lieu de se singulariser avec cette défroque de pauvresse… Qu’on allait encore se foutre de sa tronche à l’école… Elle avait dû essayer de dissuader sa mère de cette solution qui sentait la pénurie. Il y avait eu des engueulades, peut-être des tartes, qui sait ! — Mon admiration renversait la vapeur quelque part ; d’autres gamines s’étaient regroupées.

—   Il est rudement beau son manteau m’sieur, hou là là !

Il faut dire qu’elle avait de la veine, la mode commençait juste à poindre pour le tricot ; il y avait déjà eu des photos dans Elle. Dans quelques mois elle allait se trouver sapée !

Le résultat c’est que le lendemain en classe elle a répondu à mes questions. J’avais brisé l’isolement. Je me suis arrangé pour que ce soit facile et que je puisse la complimenter un peu. Pas trop, juste pour marquer le coup, l’amorce, d’un air naturel… Lui faire sentir qu’elle était aussi intéressante qu’une autre, que celles qui avaient la langue bien pendue, des blazers, des souvenirs de vacances en Espagne, des airs de poupées. Elle s’est mise à bosser dans la semaine. Encore quelque temps et elle levait le doigt toute seule. Au bout d’un mois elle avait presque changé de visage, elle n’avait plus ce teint grisâtre souffreteux aigri. Elle avait donné un coup à sa coiffure, elle avait une ou deux copines, elle en était presque jolie. »

Oui, Claude Duneton est parti trop tôt, et loin d’Antignac, lui qui écrivait : «  Je voudrais bien mourir chez nous, le plus tard possible, mais qu’on n’ait pas entièrement foutu en l’air notre civilisation rurale. Que quelqu’un sache encore me regretter d’une parole fraternelle : lou pauré téchou… ».

Nous sommes quelques uns à le regretter, qui iront poser des fleurs sur sa tombe.

 

BIBLIOGRAPHIE de Claude DUNETON :

—   Parler croquant (Stock 1973)

—   Je suis comme une truie qui doute (Le Seuil 1976)

—   Anti-manuel de français à l’usage des classes du second degré (en collaboration avec JP Pagliano, Le Seuil 1978)

—   La Puce à l’oreille. Anthologie des expressions populaires (Stock 1978, revue et augmentée Balland 2001)

—   Le Diable sans porte (Le Seuil 1981)

—   La Goguette et la gloire (Le Pré aux Clercs 1984)

—   A hurler le soir au fond des collèges (en collaboration avec Frédéric Pagès, Le Seuil 1984)

—   Le Chevalier à la charrette (en collaboration avec Monique Baile, Albin Michel 1985)

—   Petit Louis, dit XIV. L’enfance du Roi-Soleil (Le Seuil 1985)

—   L’Ouilla (Le Seuil 1987)

—   Rires d’hommes entre deux pluies (Grasset 1990)

—   Le Bouquet des expressions imagées (en collaboration avec Sylvie Claval, Le Seuil 1990)

—   Marguerite devant les pourceaux (Grasset 1991)

—   Mots d’amour. Petite histoire des sentiments intimes (Le Seuil 1993)

—   Bal à Korsor. Sur les traces de Louis-Ferdinand Céline (Grasset 1994)

—   Le Voyage de Kamatioul (Le Laquet 1997)

—   Histoire de la chanson française des origines à 1780 (Le Seuil 1998)

—   Le Guide du français familier (Le Seuil 1998)

—   La Mort du français (Plon 1999)

—   La Chienne de ma vie (F. Janaud 2000)

—   Au plaisir des mots (Balland 2004)

—   Le Monument (Balland 2004)

—   Loin des forêts rouges (Denoël 2005)

—   Au plaisir des jouets. 150 ans de catalogues (Hoëbeke 2005)

—   Les Origimots (avec Nestor Salas, Gallimard-jeunesse 2006)

—   Pierrette qui roule. Les terminaisons dangereuses (Mango 2007)

—   La Dame de l’Argonaute (Denoël 2009).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

22/12/2011

BULLETIN CELINIEN

Bulletin célinien n° 336

 

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Dernier numéro de l’année 2011, ce 336e bulletin propose un article de Claude DUNETON intitulé : « Un engagement lyrico-stylistique ».

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SKOVLY (photo La Sirène 2002)

Préfacier de la belle édition « Images d’exil », sortie des presses du Lérot et dans laquelle Eric Mazet et Pierre Pécastaing ont rassemblé tout ce qu’il y a lieu de savoir sur le séjour forcé de l’écrivain au Danemark ; auteur de « Bal à Korsör » ; et de nouveau préfacier de « Céline au Danemark » de David Alliot et François Marchetti, Claude Duneton s’attache ici à la langue de Céline et à ce qu’elle doit aux fréquentations et aux lectures de l’écrivain. Comme le disait Céline lui-même, l’argot n’est pas né d’hier ! C’est pourquoi cette langue populaire, qui a mûri avec le temps, atteint son apogée ainsi que le fait remarquer Claude Duneton, dans les dernières décennies du XIXe siècle. C’est aussi l’époque où le peuple fournit aux usines les plus forts contingents ouvriers et où les cabarets produisent « une activité chansonnière inouïe ». Claude Duneton cite Jehan Rictus et Gaston Couté, portant « témoignage de l’incendie du langage au cœur des foules ». Et comment ne pas évoquer Aristide Bruant, qui se qualifiait lui-même de « Chansonnier populaire » et l’était par excellence ? On sait l’admiration que Céline portait aux chansons de Bruant à propos desquelles, comme le rappellent les auteurs d’Images d’exil, il dira à Paraz : « Je me sers du langage parlé, je le recompose pour mon besoin — mais je le force en un rythme de chanson (…) Ce que faisait Bruant en couplets je le fais en simili prose et sur 700 pages. » On remarquera d’ailleurs combien  l’influence de Bruant transparaît dans les chansons de Céline « Règlement » et « A nœud coulant ».

 

Claude Duneton observe qu’à la même époque « la langue littéraire de haute tenue, post-hugolienne, se frottait à une langue de bourgeoisie plus familière, courtelinesque si l’on peut dire, celle des bureaux et des boutiques. » Et il note que « c’est l’imbrication progressive de ces registres, autrefois nettement séparés par les usages, qui a fourni le corps du français contemporain… ». C’est dans ce creuset qu’à puisé Céline, le poète, puisqu’ ainsi l’appelle Claude Duneton (et il n’est pas le premier à le faire), et c’est avec ce fil mêlé qu’il a tissé, sa tapisserie de Bayeux, sa longue épopée, aux sons de flûtes qui n’ont pas encore fini de faire danser les générations ! du moins celles qui lisent encore… Et l’auteur de la note, à juste titre, de s’interroger : « Mais quelle sera la moisson langagière des enfançons nés aujourd’hui ? » Oui, quelle sera-t-elle cette moisson, tant sont formatés leurs géniteurs par la novlangue, brassée de politiquement correct ? S’exprimeront-ils par onomatopées ? en messages codés ? Que surgira-t-il de cette nuit où nous nous enfonçons ?

L’éditorialiste revient sur l’idée que se font encore certains esprits enfumés du « génocideur » Céline, et répète que l’outrance des pamphlets n’a rien à voir avec un ordre de mission. Contrairement à beaucoup d’autres, Céline n’a jamais léché les bottes des Teutons nom de Dieu ! tout au plus a-t-il entretenu avec certains d’entre eux des relations épistolaires voire amicales dans le milieu artistique et littéraire qui était le sien. Cela a suffisamment été dit et démontré pour qu’on n’ait pas besoin d’en rajouter. Qu’il y ait, pour des raisons idéologiques et partisanes des gens qui n’aiment pas Céline et continuent à chercher des poux sur son crâne, c’est une chose ; mais qu’ils s’acharnent à voir en lui un « génocideur » directement responsable de la shoah en est une autre, et trop grosse pour être avalée par un esprit resté libre (il s’en trouve encore quelques uns en dépit du matraquage médiatisé de la désinformation).

Intéressante restitution de l’article de François PIGNON dans le Soir illustré du 13 juillet 1961, rédigé 12 jours après sa mort : « Louis-Ferdinand Céline est mort dans la solitude et la pauvreté, mais tout le monde qui le repoussait réalise soudain que la parole venimeuse et le verbe dur de l’écrivain ont été le cri le plus formidable jamais poussé au nom d’une humanité misérable. » François Pignon brosse ici —non sans quelques approximations biographiques— comme le note Marc Laudelout un panorama en raccourci de la vie du médecin écrivain en concluant : « Une page survivra de l’écrivain maudit : des pages bouleversantes, délirantes, dans leur forme et leur expression, un immense coup de poing de réalisme sur la table de la société, une dénonciation révoltée et brutale de toute la misère de l’humanité. »

10000 euros, c’est le prix auquel est parti l’un des 400 exemplaires sur alfa de l’édition originale (Denoël 1937, in-8e), de Bagatelles pour un massacre enrichi d’un bel envoi à Henri Poulain. C’est l’une des adjudications passées à Drouot dans la vente du 17 juin dernier. La page 11 du présent bulletin reprend la recension qu’a fait le Magazine du Bibliophile de cette vente. Retenons au passage que la collection complète (N° 0 de 1981 au N° 330 de mai 2011) du Bulletin célinien de Marc Laudelout a été adjugée à 7000 euros…

Francis BERGERON, l’érudit président de l’Association des Amis d’Henri Béraud, rend compte du tout récent film de Patrick BUISSON « Paris Céline », itinéraire filmé de Lorànt Deutsch sur les traces de l’écrivain, agrémenté de rétrospectives de son temps. Il nous dit que ce film « est véritablement un grand moment » et que son interprète « grand acteur qui ne paye pas de mine, cultivé et amoureux de Paris, donne en final une bonne heure de plaisir à l’état pur. » Nous voulons bien le croire, en attendant de voir ce film.

A la faveur d’un extrait du Voyage au bout de la nuit, au travers duquel Céline, en parlant de la mort de Bébert évoque Montaigne : « … Ah ! qu’il lui disait le Montaigne, à peu près comme ça à son épouse. T’en fais pas va, ma chère femme ! Il faut bien te consoler !... Ça s’arrangera !... Tout s’arrange dans la vie… » Paul J. SMITH se livre à une étude qui montre tout se qui peut distancier Montaigne de Céline ou au contraire les rapprocher et qui se retrouve dans Plutarque dont ils prirent l’un et l’autre la mesure.

Enfin Robert LE BLANC nous annonce le retour de Céline dans les lettres de Bretagne, tel que le propose le numéro hors série (9) de l’automne 2011. Céline y apparaît en première de couverture ; non toutefois en première place, laquelle est dévolue à Chateaubriand, mais en marge, au-dessus de Xavier Grall et de le Clézio.