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23/02/2018

LE SANG DES GLAIEULS

La boucherie Brutus occupait sur la place une parcelle en longueur qui s’étendait en légère déclivité du caniveau de la rue jusqu’au talus de la voie ferrée au pied duquel coulait le ruisseau. Au fond de la boutique s’ouvrait une porte vitrée de quatre carreaux dépolis. Elle donnait accès à la cuisine. A partir de là, par une porte semblable, on gagnait le laboratoire et ensuite la tuerie, directement sous le hangar où Libéral Brutus travaillait les bêtes.  

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(Peinture de Paul Laurent COURTOT)

A cette époque, dans les campagnes, les bouchers abattaient chez eux et dans les conditions qu’on imagine. Traverser cette enfilade de pièces obscures toutes baignées d’une persistante odeur de saindoux ranci, c’était comme de passer dans un tunnel dont on ne savait au juste si on sortirait vivant. Au bout quand même, après avoir affronté cette épreuve qui revenait à passer le Styx ou l’Achéron, l’audacieux pouvait souffler, le jardin tout baigné de lumière le recevait comme Saint-Pierre au Paradis, dans le rouge éclatant de ses glaïeuls abreuvés du sang des agneaux...  

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- Tu connais le chemin Victor ? Les choses ont pas beaucoup changé depuis le départ de mon défunt mari, tu t’en doutes hé ! Je ne t’accompagne pas. Fais attention aux orties et aux ronces en passant, hein ? Tu verras, y en a plus que de légumes tu sais ! Quand j’eus fermé derrière moi la porte du laboratoire où des piles de plats en aluminite et de raviers fleuris reposaient sur des paillasses carrelées de blanc ainsi qu’à l’ hôpital ou dans les morgues, je débouchai dans l’abattoir, lequel se résumait de fait à un hangar adossé sur l’arrière de la maison et dont le faîtage montait jusqu’à hauteur de la fenêtre de la chambre du couple. Le cousin Brutus avait tenu cet édifice suffisamment élevé de façon à pouvoir hisser par le palan à chaîne les bêtes abattues. Libéral, de la sorte, en les ouvrant sur leur longueur dans le gras du ventre d’un habile et unique coup de lame effilée, pouvait aisément les éviscérer au dessus du baquet prévu à cet effet, toujours disposé à recevoir leurs entrailles fumantes, comme les labours de la Marne avaient reçu celles de l’Oncle Arsène. En soi, l’endroit, au premier coup d’oeil, n’avait rien que de rassurant. Même, il pouvait donner le change en laissant croire qu’ il ne s’agissait là que d’un simple bûcher. Cependant, à le détailler, c’était une autre affaire, il s’avérait terrible et fascinant à la fois.  

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(Peinture de Felice BOSELLI)

Je fus quelques minutes à méditer sur le seuil, dans l’ombre chaude de la tuerie désaffectée où bourdonnaient des mouches bleues. Appuyé au mur du fonds voisin, le billot en forme d’établi usé jusqu’à la trame, portait encore, de part et d’autre de sa tête de bœuf sculptée dans le hêtre, ses ustensiles d’inquisiteur glissés dans leur feuillure. Il y avait là toutes sortes de lames adaptées à leur besogne, scies, feuilles et tranchoirs affûtés. A un clou planté sur le travers, pendait le fusil à aiguiser, le même que celui que portait le loup à sa ceinture sur les gravures de Granville...

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N’étaient-ce la poussière et les toiles d’araignées qui les décoraient, on aurait pu croire que le boucher avait rangé ses outils de la veille. Je ne touchai à rien. Comme je me tenais à peu près à l’endroit où devait naguère se trouver le tueur, je modifiai ma position et m’approchai du mur et de l’anneau scellé dans la pierre auquel Libéral attachait les bêtes, comme si c’était à mon tour et à cette place de recevoir le coup fatal. Plut au ciel que le boucher fut habile artisan ! J’y songeais en me souvenant d’histoires qu’on racontait sur Vaugirard où des tueurs avinés manquaient plus d’une fois les chevaux, les estropiant terriblement avant que de les achever. Combien de bœufs et combien de veaux le cousin Brutus avait-il assommés sans trembler, sur ce ciment encore gras de ses oeuvres ? Combien d’agneaux bêlants et de cochons grognants avait-il égorgés sous l’emprise de son genoux impitoyable ? Et de chevreaux donc, de chevreaux tout palpitants, dont il savait sa femme gourmande ? Oui, combien de sanglotants chevreaux immolés sans pitié par ses puissantes mains à seule fin d’engraisser le corps obèse de la bouchère et celui de ses pratiques ? Je fus fut quelques secondes à m’abîmer dans la sensation étrange qu’un jour, comme tout le monde, il me faudrait consentir moi aussi à me laisser attacher à l’anneau. Comme le veau, je ne saurais pas qui viendrait me chercher. Ni où, ni quand ça se passerait. Ni pour nourrir quoi... Sans doute valait-il mieux ne pas savoir. A moins que... Mais aurais-je la patience, et le courage ? Aurais-je le temps, devant que ne se lève l’ombre fatale qui tout efface ? Car “si tôt les morts refroidissent” ! N’est-ce pas ? Et d’ailleurs, que disait-elle d’autre la sentence lue en chemin, sur le gnomon de l’église ?  

“Comme une ombre qui passe et qui ne revient pas"

Ainsi passent nos jours qui s'en vont à grands pas."

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Sous le hangar bardé de planches disjointes noircies au carbonyle, je pensai à la détresse des animaux et sentis soudainement le poids insupportable de leur souffrance m’ habiter tout entier. Ça montait dans mes jambes du caniveau naguère tout gluant de sang, tombait sur mes épaules du plancher à claires-voies du galetas où séchaient les peaux. Ça sortait des murs comme de la gueule ouverte d’une gorgone vomissant les sanglots plaintifs du chevreau qu’on égorge ou le grognement inouï du cochon auquel le boucher fait un sourire d’une oreille à l’autre pendant que siffle indifférente la locomotive qui passe le pont, là-bas dans la courbe, au bout du jardin, sur le remblai...  

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Ça me traversa, m’assaillant de partout... Je n’allai pas jusqu’aux glaïeuls à petits pas ! j’ y courus avec l’envie de crier très fort comme le petit apprenti de la “Vie écarlate” de Pierre Gascar: “ Mon Dieu, mon Dieu, faites qu’on ne tue plus jamais les moutons...”. 

 

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( Texte extrait du chapitre XXVI de "Le Temps revient" )

07/08/2017

RETOUR CHEZ BICHETTE

C’était il y a longtemps, trente ans ? Peut-être plus, quarante à tout le moins…

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Derrière les pompes à essence j’avais poussé la porte qui s’ouvrait sur la salle du bistrot, sombre, pas très grande, éclairée par l’unique fenêtre regardant la place de l’église masquée en partie par les pompes à essence. Le patron essuyait des verres qu’il tirait d’une bassine placée derrière le comptoir à l’extrémité duquel un vieux sirotait son verre de blanc. De lourdes mouches, volant dans la pénombre, venaient régulièrement se cogner aux vitres de la fenêtre ou à celles de la porte…

A l’époque, je sillonnais la Creuse à la faveur du temps libre que m’accordaient les permanences assumées à Felletin comme maître d’internat au collège. J’appris ainsi à aimer ces terres oubliées de l’extrême centre de la France où je découvris des paysages et des personnages hors du commun. Sur les traces des tailleurs de pierre, je m’arrêtai un jour à Sardent où des réfugiés italiens étaient venus exercer leur art de tailler le granite. Dans les bois avoisinant le bourg, je trouvai des témoins de leur labeur, de gros blocs équarris, des linteaux taillés et des pierres d’angle disséminés ça et là, sous l’humus et les feuilles mortes. Travail de titans, travail de bagnards !

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Du granite, à Sardent, il y en a partout, du coriace, de celui qui résiste au ciseau à pas vouloir se laisser dompter facile ! Pas né d’hier dans l’antre de Pluton, pour des enfants de chœur ! En témoignent l’amoncellement de blocs du monument qu’éleva Evariste Jonchère en mémoire du docteur Vincent, bienfaiteur local, ainsi que le nom de la commune écrit en parpaings de granite en façon de balustrade sur la place.

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Des souvenirs, à Sardent, il y en a partout aussi, et pas seulement de ceux laissés par les maçons. C’est ici que l’enfant du pays, le cinéaste Claude Chabrol tourna « Le Beau Serge » avec Bernadette Lafont et Jean-Claude Brialy dans l’hiver 57-58, il y a 60 ans.

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Depuis, rien n’a changé ou si peu, la campagne et le bourg sont restés les mêmes, et il semble qu’ici, à Sardent comme en beaucoup d’endroits de Creuse le temps se soit arrêté, du moins chez Bichette.

J’y suis revenu il n’y a guère plus de quinze jours ; j’ai, pour la seconde fois poussé la porte, la deuxième, vitrée, perpendiculaire à celle de la rue. On la referme à cause des courants d’air attendu que la fenêtre, elle, reste ouverte quasi en permanence l’été durant.

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Monsieur Peyrot, le patron à son comptoir

A l’intérieur, miracle, tout ou presque est demeuré en l’état, jusqu’aux photos et coupures de presse punaisées sur le mur en vis à vis de la grande cheminée. Un seul client accoudé au zinc devise avec le patron. La salle est sombre, il y faut de la lumière et ce qu’elle éclaire, cette lumière, ce sont les derniers vestiges d’une civilisation en voie de disparition, celle qui n’imposait rien ou si peu, en matière de « respects de normes » toutes plus tyranniques les unes que les autres.

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La vieille horloge marque toujours l'heure...

Le patron, Monsieur Peyrot, qui a pris la suite de son frère nous l’explique. Que de chicanes ne lui a-t-on fait ! Que de poux dans la tête ne lui a-t-on cherchés ? L’électricité n’est pas aux normes, et alors, cela empêche-t-il la lumière de briller ? Il n’y a ni l’eau courante ni de frigo derrière le comptoir, et alors ? L’eau coule dans l’arrière cuisine à côté du frigo et il suffit de quelques pas pour l’aller quérir. Le patron lave ses verres dans la cuve du zinc comme il lui plaît, les essuie méticuleusement et je peux en témoigner : ils sont propres !

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Accès à la cour et porte voutée de la cave derrière le comptoir.

Le chauffage est assuré par un gros poêle sous la cheminée, ce qui n’est plus admis à causes des risques d’asphyxie ! Diable, personne n’a eu pour le moment à s’en plaindre s’étant trouvé fort à son aise de bénéficier de sa chaleur en l’hiver venu.

Aux dernières nouvelles, des contrôleurs, dépêchés tout spécialement de Limoges ont fait observer qu’il serait bon de déposer le sol, pas moins ! D’arracher sans différer les lourdes dalles de granite qu’ont foulées des générations de moines et de voyageurs, car comme nous l’explique Monsieur Peyrot, la maison fut prieuré puis relais de poste aux chevaux avant d’être le bistrot que la famille Peyrot s’est transmis de père en fils.

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Devant la cheminée. Au mur, au centre des affiches, derrière le papier vert, petit placard de l'électricité...

Mais au fait, pourquoi déposer ces dalles ? Ah ! Bon Dieu mais à cause du radon bien sûr ! Lequel s’il faut en croire ces zélés inspecteurs, diffusera forcément un jour où l’autre par les jointures à seules fins d’éliminer les consommateurs…

De consommateurs, il faut l’avouer, nous ne fûmes, le temps de deviser, que deux ou trois. Assurément parce qu’il faut être un habitué des lieux pour savoir qu’il existe un bistrot derrière les pompes ! Rien ne l’indique plus aujourd'hui, Monsieur Peyrot se contente de ses pratiques habituelles et cela lui va.

De l’autre côté de la place, en contre bas de la balustrade, la terrasse du café bar regardant le midi fait le plein, en raison d’une course de motos tous terrains. En philosophe averti, le patron de Chez Bichette n’en prend pas ombrage, son petit picotin lui va et il s’en trouve bien.

Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’obligation lui soit faite de fermer ses portes à défaut de vouloir respecter les normes imposées par la technocratie post-orwellienne qui, comme le couperet de la guillotine, vous coupent le bec une fois pour toutes.

Alors, si vous passez un jour à Sardent, ne manquez pas d’aller saluer le dernier résistant des troquets d’antan, Monsieur Peyrot, Bernadette vous le suggère, mais un conseil : faites vite !

 

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Bernadette Lafont lors du tournage du Beau Serge.