14/06/2021
MONSIEUR CARRE-BENOIT A LA CAMPAGNE
On ne lit plus beaucoup Henri Bosco. On a tort. L’un de ses ouvrages, sans doute moins connu que « Le Mas Théotime », « L’Ane Culotte » ou « Malicroix » n’est toujours pas disponible faute d’avoir été republié. Il est difficile de se le procurer sur le marché de l’occasion où on arrive à le trouver mais à prix élevé, il s’agit de « Monsieur Carre-Benoît à la campagne », livre étrange tenant du conte. Publié par Gallimard en 1947 le récit met en scène des personnages burlesques animés par les ombres de la nuit sous la gouverne de Maître Ratou, mystérieux notaire celé dans l’obscurité de sa sombre demeure de Place Haute d’où, tel un maître de ballet, il distribue les rôles aux protagonistes de l’histoire. Le bourg qui en est le théâtre, les Aversols, pourrait être une transposition de Lourmarin, où vécut et repose Henri Bosco ( 1888- 1976).
Un « personnage » et non des moindre occupe peu de lignes dans le récit mais beaucoup de place dans l’histoire, c’est le vénérable peuplier Timoléon que met en scène l’auteur dès la première page :
« Timoléon chantait. Il chantait doucement dans la brise, à la pointe du village, au bout d’un pré. A son pied coulait une source. Elle s’élevait de la terre toute fraîche, entre deux racines. Et son eau limpide luisait dans un abreuvoir de pierre polie.
Le vent frais qui venait de la combe prenait en passant le feuillage et dix mille feuilles légères frémissaient le long du peuplier géant, au moindre souffle. »
Cet arbre pour ainsi dire sacré, âme tutélaire du village aurait sans doute encore vécu des lustres et assuré sa protection aux Aversolois si d’aventure, l’âme damnée du sous-chef aux écritures Carre-Benoît n’avait croisé sa route ! Carre-Benoît, personnage sec autant que rigide dépourvu de toute empathie, n’attend rien de la campagne et n’entend rien à la nature ; il n’existe qu’entre les pages des registres de l’Administration dans lesquels il aligne chiffres en colonnes et statistiques tatillonnes. On comprend qu’il ne serait jamais venu aux Aversols si le notaire ne l’y avait appelé. Maître Ratou, étrange et dissimulé notaire qui joue de la flûte au clair de lune à la fenêtre de son refuge sous les combles de sa grande maison de Place Haute pendant qu’il délègue son inconditionnel Piqueborne à d’étranges explorations au cœur de la nuit.
Si donc, Maître Ratou appelle aux Aversols le ménage Carre-Benoît, c’est pour une affaire de succession puisque la douce autant qu’effacée Hermeline, épouse de son pointilleux sous-chef de mari, se trouve être l’héritière de dame Hortense, veuve Chobinet. Par transposition sentimentale, le notaire entend redonner un second souffle à Hortense, sa chère disparue au travers d’ Hermeline qui la lui évoque étrangement.
Le couple s’installe dans sa nouvelle demeure avec ordre – c’est du moins ce que stipule le testament – de ne rien ajouter ni ôter à ce qui se trouve intra-muros et surtout, de ne jamais entrer dans certaine petite pièce du grenier, placée sous scellées… Carre-Benoît, s’y conforme et relègue à contre-cœur l’ensemble de son mobilier personnel dans une remise à l’exclusion de son indispensable meuble classeur, sa raison d’être, qu’il parvient à dissimuler au regard scrutateur de Zéphirine, servante et gardienne des lieux restés en l’état depuis la mort d’Hortense. Zéphirine, toute dévouée à Maître Ratou et à Hermeline, ne met guère de temps à installer cette dernière à la place et sur la chaise qu’occupait Hortense de son vivant, derrière sa fenêtre où elle s’employait à des travaux de broderie sous l’œil langoureux de Maître Ratou qui l’observait de loin, depuis sa tour d’ivoire…
Ne pouvant vivre hors d’un bureau, Fulgence Carre-Benoit délaisse dès qu’il le peut la maison Chobinet pour en ouvrir un dans la grand’ rue. C’est un bureau on ne peut plus bureau que Monsieur Léon, aubergiste et homme providentiel met à disposition du Sous-chef aux écritures. Bien vite, il y transporte le nécessaire, à savoir :
« le petit mobilier personnel de son locataire : le fichier, le fauteuil d’osier, le paillasson, la table en bois blanc, les registres, l’Annuaire départemental des retraités… »
On fit repeindre, on mit une enseigne. Alors, en son sanctuaire, M. Carre-Benoît « commença ses heures de bureau. Il les commença, sans objet, gratuitement, car il n’avait ni dessin, ni travail à accomplir. Mais il les commença. Il faisait acte de présence. Aussitôt, sans savoir pourquoi, il se sentit utile, et même indispensable… /… Il pensa et se dit : « Il faut que je rédige un Règlement. » Il prit une feuille de papier ministre, la posa devant lui, souleva son porte-plume et conçut aussitôt un juste orgueil de ses responsabilités.
Il écrivit : Article 1er ».
Aux Aversols, les Chicouras tiennent la poste. Rien ne se passe au village qu’ils ne le sachent. Par l’entremise de Séraphin, leur fils, garçon faible et effacé, et sous la pression de Léontine, sa tyrannique sœur demeurée célibataire, Carre-Benoît est introduit chez les Chicouras. Très vite, il devient un familier de leur salon où en présence de madame Ancelin l’épicière, on l’écoute et le vénère tel le saint Père.
Léontine souffre du célibat ; toute de sensualité innassouvie, le feu de la passion la ronge : « Déjà la quarantaine était passée, et nul prétendant jusqu’àlors n’avait prétendu à sa main. Cette main nerveuse brûlait de passion. Personne n’osait y toucher, fût-ce d’un contact amical, car aussitôt elle frémissait électriquement. »
Cette fille maigre et de caractère, chez laquelle « les aptitudes à l’amour n’avaient pas déchu » tisse sa toile telle l’araignée et veut y prendre Carre-Benoît auquel elle entend commander.
Elle s’y cassera les dents, Carre-Benoît demeurant insensible à tout commandement n’émanant pas expressément de l’Administration. Il est tout entier contenu dans la formule qu’il enseigne à Séraphin en guise de conclusion à ses recommandations : « Enfin, concluait gravement M. Carre-Benoît en soulevant l’index vers le plafond, oubliez que vous êtes un homme. Soyez une fonction. Et vous monterez dans la hiérarchie. »
Tel homme ne s’était point vu aux Aversols sans soulever la suspicion du maire Troupignan dont les Aversolois, Léontine soufflant sur les braises, voudraient bien se débarrasser. La Providence leur vient en aide rappelant Troupignan à l’Eternel. L’élection de Carre-Benoît au premier fauteuil, c’est la mort assurée de Timoléon, symbole de liberté et mémoire des Aversols. Bien vite, il le fait couper, cachant la crainte qu’il en avait, au prétexte fallacieux de fournir du bois à l’école.
Alors, comme par enchantement tout change, Timoléon abattu, voilà qu’apparaît dans la foulée, tel le Diable en son carrosse, Bourmadier, homme d’affaires directeur de « La Récupératrice », inventeur et fabricant du « CUQ », boisson universelle. « La Chine même en veut, disait l’affiche. »
Comme on l’imagine, ingénieurs et entrepreneurs sont dépêchés sur place et une usine ne tarde pas à voir le jour aux Aversols. Carre-Benoît, homme de progrès, que Bourmadier parvient à manœuvrer par flâterie en est illico bombardé directeur. Léontine, qui n’est pas pour rien dans cette promotion jubile en secret.
Et puis… et puis au fil des jours tout va se dégrader, se déliter, s’embraser pendant qu’ un camp des sages veille dans l’ombre aux Aversols. C’est Maître Ratou, bien sûr et son dévoué Piqueborne, c’est Tavelot, l’instituteur déchu, c’est la clan des Jabard exécuteurs testamentaires du notaire auquel tout appartient pour les raisons qu’on découvrira en fin d’ouvrage. L’usine a brûlé, les Aversolois sont ruinés, Carre-Benoît s’en est retourné d’où il n’aurait jamais dû sortir de sorte « qu’il n’y eut plus aux Aversols que trois habitants : le notaire, Zéphirine et Piqueborne. L’Administration ferma la mairie. Il ne restait plus d'électeurs. »
Timoléon, comme les Aversols, renaîtront de leurs cendres et c’est ainsi, sur la dernière page du testament de Maître Ratou que s’achève l’histoire si bien racontée par son talentueux auteur Henri Bosco, d’un village provençal qui aurait pu tout aussi bien être breton que picard, limousin, lorrain ou bourguignon, car partout, les hommes se ressemblent et des Fulgence Carre-Benoît, il y en a partout...
« Et ainsi, de génération en génération, sans partage, mettant leurs profits en commun, je veux que les Jabard, mes héritiers, rendent au maïs et au blé, à l’olivier et à la vigne, cette terre que je leur lègue et où, à mon corps défendant, j’ai dû exercer ma dure justice. C’est eux qui referont Les Aversols. En reconnaissance des dons que je leur fais, les plus beaux qui soient en ce monde, le sol et le libre travail, je leur demande de planter, au-dessus de ma tombe, un peuplier. »
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