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12/11/2017

IN MEMORIAM 11 NOVEMBRE...

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L’oncle Arsène, il faut le reconnaître, ne tirait pas avantage de savoir son fils dans la Gendarmerie, mais il le voyait toujours avec admiration dans son uniforme bleu et son harnachement de cuirs astiqués. De fait, il n’était pas sans en ressentir quelque fierté. Le jour de la noce que Valentin honora de sa tenue de cérémonie, Arsène accompagna le cortège jusqu’à l’église en jouant de l’accordéon, un diatonique décoré de nacre, rescapé des tranchées. Il en tira avec application des accords poussifs entrecoupés de quelques “couacs” sans conséquences. Il y alla, sur la fin, de la chanson de Craonne qui sentait un peu son déserteur et plaisait qu’à moitié au fils, mais mon oncle, il pouvait pas s’empêcher, c’était plus fort que lui. Il la joua d’une seule traite, pour ainsi dire, sans fausses notes ! C’est qu’il aurait pu le pousser tout seul l’accordéon, cet air là, tant il l’avait soufflé de fois après l’armistice... Parce-qu’-il en était revenu tout pantelant de 14, Arsène Bicéphale, le ventre ouvert mais vivant. Pas comme d’autres, beaucoup d’autres ! Ceux qu’ont servi d’engrais, pour la seule patrie, un million et des poussières, enfin, une bagatelle ! Quand on l’avait ramassé sur le plateau, après la charge, à tenir en paquet ses tripes dans ses mains comme le Roi Renaud retour de carnage, le capitaine lui avait dit dubitatif, en frisottant d’un côté sa moustache gominée: - Bicéphale, mon ami... euh, pour vous la guerre, c’est fini ! C’était somme toute, dans ces circonstances bien terribles une bonne nouvelle. Que s’il s’en tirait, ça confirmerait comme on dit qu’ “à quelque chose malheur est bon”. Un cadeau royal en somme que lui faisait le Ciel pour échapper à la boucherie... Le capitaine, en connaisseur, considérait: - Une belle blessure, la vache ! Pas une mutilation volontaire celle là ! Veinard va ! qu’il semblait dire le petit oeil égrillard du capitaine en se posant sur les entrailles fumantes du deuxième classe Bicéphale en ce petit matin frisquet où tout de même il se trouvait encore des oiseaux pour saluer le jour sous la mitraille ! Ça faisait cher le billet de retour mais enfin, encore une fois, on était vivant ! Et ça n’avait pas de prix. Il le comprit vite, mon oncle, en revenant chez lui après sa convalescence qui fut longue, à la façon de regard que lui jetèrent les voisins qui venaient eux de perdre leurs deux fils dans la bataille de la Marne. Qu’est-ce qu’il y pouvait, hein ? C’est pas sa mort à lui qui les leur aurait rendus, leurs fils ?... Allez leur expliquer ça pourtant. Et d’ailleurs, y avait rien à expliquer de la guerre. Il en parlait pas beaucoup l’oncle de la guerre, en dépit de mon insistance qui, toutes les fois, me faisait le questionner sur le sujet. Il avait même pas eut le temps de les voir de près les boches, Arsène. A peine il avait posé vaillamment le pied dans les labours à la reconquête du territoire qu’un schrapnel l’avait stoppé dans son élan glorieux et joliment découpé par le travers, comme on ouvre une boîte de conserves, à le déboyauter sur toute la largeur du ceinturon. Et tout ça de surcroît dans la boue, à buter sur les pauvres charognes des premières lignes, au milieu des barbelés, lesquels en avaient remis un petit coup au passage, pour pas être en reste et terminer hardiment la besogne ! Depuis ce jour, oncle Arsène portait une ceinture de flanelle pour le sangler et “tenir ses tripes”, comme il disait. Et depuis ce jour il marchait toujours un peu courbé, regardait attentivement où il posait le pied et parlait peu... même il était devenu presque sauvage comme si finalement, il avait vécu sa vie en raccourci... ou en accéléré, comme on veut et qu’elle se soit finie là-bas, sur le plateau, dans la fumée des illusions et l’odeur du sang. Le demeurant c’était plus que du rajouté, des restes qu’on termine le lendemain, comme le pot-au-feu, sans beaucoup d’appétit... Il avait plus goût à grand chose depuis cet équarrissage universel l’oncle Arsène, qu’à son accordéon, son diatonique et c’est à cause de ça qu’il avait quitté le bourg pour venir s’installer pas loin des ruines de Maulmont, avec sa femme qui était sourde, dans la petite maison des Autours au voisinage de laquelle, à ce qu’il disait, patrouillaient des loups comme les boches aux frontières. Et d’ailleurs l’oncle Arsène en vieillissant, ça je l’avais remarqué, il avait pris un peu lui-même la tête d’un loup. Depuis qu’il avait perdu presque toutes ses dents, à force de chiquer lui faisait comme d’un mufle hirsute attendu qu’il ne se rasait qu’occasionnellement. Il était malin le vieux, il jouait avec ça, c’était sa façon de se protéger des autres, mais quand je lui rendais visite, tout heureux qu’il était, il s’amusait avec moi dans le petit bois derrière la maison à jouer au loup, à souffler, à déformer son visage pour le rendre si possible plus terrifiant et plus proche de celui de la bête qui mangeait le monde, là-bas dans le Gévaudan. Ça lui rappelait sa jeunesse quand il courrait dans les ruines pour guetter la “Chasse Volante”. Et comme il avait été nourri de ces histoires d’âmes d’enfants morts avant leur baptême qui passent dans le ciel en gémissant et dont, à ce qu’il paraît, on entend battre les ailes, il me les racontait pareillement et j’ouvrais des yeux grands comme des soucoupes voulant voir moi aussi passer cette “chasse”. De fait on ne la voyait guère, comme on ne voyait pas d’avantage la Mesnie Hellequin ou la Chasse-Galerie. On l’entendait seulement gémir, quand le vent d’hiver hurlait dans les cimes et que le feu ronflait dans l’âtre. Encore fallait-il avoir l’oreille bien fine !  

 

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Dessin de Maurice Sand

 

    ( Texte extrait du chapitre XIII de "Le Temps revient" )

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