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07/06/2010

RETOUR A ROUEN

 

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Trente mai 1431 dans l'après-midi, le feu dévore le corps souffrant de la Pucelle qui meurt dans les conditions qu'on sait, abandonnée de tous et rejetée par l'église du temps.

Trente mai 2010, ciel couvert sur la ville... La place du Vieux Marché connaît son animation habituelle des fins de semaines : touristes, vagabonds, ivrognes et drogués... Pas la cour des Miracles mais tout de même, un petit air... A l'emplacement de l'estache où on la lia pour la brûler, une pancarte guère moins que de travaux publics, sur un tertre roussi de plantes mortes entourées de béton, signale le lieu.

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Alentours, des arbustes rabougris  ont du mal à pousser sur la terre battue transformée en terrain vague ; et partout, sous chaque plantation, au pied de chaque mur, fleurissent des détritus de tous ordres où prédominent les bouteilles et les mégots...

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Pas une fleur, pas une gerbe, pas une couronne ce trente mai pour la Pucelle. Est-ce là son « Champ d'Honneur »? ce dépotoir où trône l'œuvre ( ? ) d'une commande publique dont on se demande où le concepteur est allé chercher son inspiration. Sûrement pas dans les canons de la beauté classique qui, à tout le moins, eût évité le pire !

Et le pire est tombé là sous la forme d'une église ( ? ) comme de la boîte de Pandore sur cette terre sacrée, pour ne pas dire comme les bombes alliées de la dernière guerre. Mais, quelque part, Jeanne nous avait prévenu : « Ha ! Rouen, j'ay grant paour que tu ne ayes à souffrir de ma mort ! »...

Rappelons-nous... 513 ans jour pour jour après le bûcher : « Le mardi 30 mai 1944, Rouen s'éveille sans savoir ce qui l'attend. L'agglomération a déjà été bombardée à plusieurs reprises par les Américains, une première fois le 17 août 1942, et par les Anglais, dans la nuit du 18 au 19 avril 1944. Ce dernier raid a fait 900 morts ! Mais les Rouennais auraient tort de s'imaginer que le pire est derrière eux. Alors qu'une première alerte a duré de 9H.40 à 10H.25, une seconde est donnée à 11 heures et, cette fois-ci, trois vagues de chasseurs-bombardiers attaquent en piqué les ponts Jeanne-d'Arc et Boïeldieu, au cœur de la cité normande. Cent soixante bombes éventrent les quartiers proches de la Seine, de part et d'autre du second pont, sur près d'un kilomètre. Le palais des Consuls est dévasté. 140 personnes sont ensevelies sous l'Hôtel des Douanes à demi effondré... »(1)

Les jours qui suivirent furent autant d'heures sombres et donnèrent à leur tour leur tribut de morts à pleurer... Au soir du premier juin, le toit embrasé de la tour Saint Romain de la cathédrale s'effondre ainsi que les cloches ; et dans la nuit, c'est le plancher de la base de la flèche qui, commençant à brûler, entraîne au matin du 2 juin le beffroi tout entier.

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Et les raids de l'US Air Force se poursuivent les  3 et 4 juin pour n'aboutir à la destruction du pont Boïeldieu que le 18 juillet... Cette « semaine rouge » de Rouen aura fait à elle seule plus de 200 morts, 60 disparus et de nombreux blessés. On mesure, à voir la reconstruction notamment des quais, ce que furent ces bombardements ! Et pourtant, comme beaucoup d'autres et pour ne citer que Caen, Rouen était une belle ville, où les styles des siècles s'étaient succédés sans heurt ; il suffit, pour s'en convaincre, de consulter les anciennes cartes postales ou l'ouvrage de Pierre Chirol de la collection « Art et Paysages », publié en 1936 par les éditions Arthaud.

Que dire de la ville actuelle ? Qu'elle a conservé de beaux restes ? c'est indéniable en dépit des affronts qui lui sont faits et, ne serait-ce que par son site, elle compte parmi les plus remarquables de France.

 

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On en jugera en l'observant de la colline de Bonsecours, où l'on éleva en 1892 sur le plateau des Aigles près de la basique chargée d'ex-voto, le monument qui abrite la remarquable -pour ne pas dire la plus belle- statue dédiée à Jeanne d'Arc et que l'on doit au ciseau de Louis Ernest BARRIAS.

 

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Cette prisonnière comme tombée du ciel, tournée vers l'occident, regarde tous les soirs se coucher le soleil sur la Seine qui fut son tombeau ; à ses pieds la ville s'étire qui l'ignore et besogne dans la servitude aliénante du siècle, des machines et des banques, du tape-à-l'œil et de l'à-peu-près...  Survivent encore les joyaux que sont les églises, le Palais de Justice, le Musée des Beaux-Arts et ses riches collections, la grosse tour du Bouvreuil, quelques maisons à pans de bois et de beaux hôtels classiques que la spéculation foncière n'a pas encore abattus...

Sous les arches du pont Boïeldieu, la Seine hésite devant le reflux de l'estuaire, brise sur les étraves des avant-becs ses eaux vertes que survolent les mouettes dans leurs ballets, et tourne en rond sans se décider à se perdre en mer... C'est là que furent jetés par le bourreau Mathieu Thiérache, au soir du trente mai, dans un sac, certaine parties du corps de la Pucelle. Le feu, en dépit des efforts de l'exécuteur, n'était pas parvenu à les manger: « Et disoit et affirmoit cedit bourrel que nonobstant l'huille, le souffre et le charbon, qu'il avoit  appliqués contre les entrailles et le cueur de ladicte Jehanne, toutesfoys, il n'avoit peu aucunement consommer de rendre en cendres les breuilles ni le cueur, de quoy estoit estonné comme d'un miracle tout évident. »(2)

 

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Ainsi le cœur de Jeanne repose en lit de Seine comme tant d'autres, nés sur cette terre qui a  bu trop de sang. Il dort, et à refaire le dernier voyage qui fut le sien, de la tour « devers les champs » qui regardait le pays des Godons, en descendant les rues du Moulinet, du Sacre, Dinanderie, des Bons-Enfants et de la Prison, jusqu'au Vieux Marché, on le sent battre un peu en soi quand rien d'autre ne nous habite sinon le souvenir de ce jour fatal.

Le discours prononcé  le 31 mai 1964 par André Malraux est resté célèbre, qui se termine ainsi :

« O Jeanne sans sépulcre et sans portrait, toi qui savais que le tombeau des héros est le cœur des vivants, peu importent tes vingt mille statues, sans compter celles des églises : à tout ce pour quoi la France fut aimée, tu as donné ton visage inconnu. Une fois de plus, les fleurs des siècles vont descendre. Au nom de tous ceux qui sont ou qui seront ici, qu'elles te saluent sur la mer, toi qui a donné au monde la seule figure de victoire qui soit aussi une figure de pitié ! »

On aurait aimé, ce trente mai 2010 que le lieu du supplice fut à la hauteur de cet hommage ; nous avons dit ce qu'il en était...

 

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Et pour ajouter à la vulgarité du lieu, songeons à ce que sera demain la place de la cathédrale. Je ne peux, pour ma part, m'empêcher de penser que les « responsables » de ce type de projet et des « aménagements urbains » en général, se comportent, en fait, comme des irresponsables. Car de deux choses l'une : ou ils ont perdu tout sens de la mesure, tout esprit de finesse (que peut-être ils n'ont jamais eu), tout respect du sacré, qui n'est en soi que l'expression parfaite de la sensibilité, ou se sont d'infâmes Tartuffes qui, sous prétexte de « modernité », se moquent comme de l'an quarante (c'est le cas de le dire) de ce qu'ils nous infligent et nous imposent.

 

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Pour ne citer que l'exemple du parvis de la cathédrale, on peut penser qu'il se trouvait là, jadis, des maisons à pans de bois depuis longtemps disparues. En 1902, elles avaient été remplacées par l'hôtel de la Mutuelle  Vie, édifié dans le goût ostentatoire de la Belle Epoque.

 

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Au moins avait-il le mérite d'être élevé en pierres de taille et de s'inscrire, quoique décadent, dans la continuité du bâti. Démantelé par les bombardements de 44 il fut remplacé par le monstrueux Palais des Congrès qui pollua l'endroit de 1976 à ces dernières années.

 

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Sans doute y eut-il des Rouennais pour croire au miracle et penser qu'après cette salutaire démolition, ils allaient peut-être avoir droit à un jardin, à un mail planté de beaux arbres ou même à l'unique chêne de Dodone ou à un vénérable platane ! Mais, le mètre carré valant ce qu'il vaut et profit obligeant, ces Rouennais naïfs tout autant que je puis l'être lorsque je me mets à croire qu'il puisse se trouver encore quelque part un élu du peuple suffisamment cultivé et armé de bon sens, ces Rouennais, dis-je, vont avoir droit au digne successeur du bâtard décapité... A croire que la même logique préside au choix, à la commande, aux enjeux et au profit.

 

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Cette logique, qui se traduit par la banalisation de l'espace public déshumanisé et de plus en plus carcéral n'est même plus perçue par la plupart des « usagers » (le terme est atroce mais c'est ainsi) de la ville. Ils vont, sur des chaussées bétonnées, canalisés par les objets de dérision et d'insulte à la nature que sont les ignobles « bacs à fleurs », comme les veaux à l'abattoir, portés par la rumeur de la ville...

 

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Ce n'est plus celle des « petits cris de la rue », des cloches des beffrois, des roues cerclées sur les pavés et des trompes de marine ; ce n'est même plus ce fond sonore où se mêlaient, naguère encore, tant et tant de bruits variés mais à la mesure de l'homme. C'est autre chose, un braillement soutenu de bruits de moteurs, de borborygmes, d'interjections, de « musique » aliénante, un appel démesuré de foire du Trône où se rassemble tout ce que la cité porte en elle de rugueuse vulgarité, d'acide et d'agressif.

Cela roule comme une vague, cela monte et cela s'étale ; Rouen pas plus que les autres villes n'est à l'abri de ce raz de marée qui finira par tout emporter à moins que ne se lève à l'horizon cette « Aurore » que nous sommes quelques uns, encore, à guetter...

 

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(1) Jean Claude VALLA: La France sous les bombes américaines, (Librairie Nationale)

(2) Henri BLAZE de BURY: Jeanne d'Arc, (Perrin et Cie)