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06/02/2010

FAIM

 

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Terrible livre que « LA FAIM », ou « FAIM », de Knut Hamsun ! Ce que raconte l'auteur, il faut l'avoir vécu pour le dire, et il le fait simplement, sans autre recherche particulière que celle de laisser au lecteur l'assurance de la vérité en usant justement du pouvoir des mots. A lire ces pages, lourdes de la misère noire des affamés, il faudrait avoir le cœur bien dur pour ne pas se laisser emporter par la compassion.

Knut Hamsun fit paraître « Faim » en 1888 dans la revue danoise « Terre Nouvelle » ; le livre, publié deux ans plus tard en 1890, consacrera sa vocation littéraire jusqu'à ce qu'elle soit couronnée par un prix Nobel en 1920. Faim est un récit tout entier tourné vers l'expérience douloureuse mais assurément enrichissante qu'il fit avant de s'embarquer pour l'étranger. Sans doute s'est-il aventuré jusqu'à la frontière de la folie voisine de celle de la mort, par la dégradation de son intégrité physique entraînée par la privation de nourriture :

« Je me percevais moi-même comme un insecte à l'agonie, saisi par l'anéantissement au milieu de cet univers prêt à s'endormir... »

Il s'observe sans complaisance prenant acte de son anéantissement :

« Des taches de putréfaction commençaient à apparaître dans mon être intime, des moisissures noirâtres qui s'étendaient de plus en plus. Et du haut du ciel Dieu me suivait d'un œil attentif et veillait à ce que ma déchéance s'accomplît selon les règles de l'art, lentement et sûrement, sans rompre la cadence... »

Et il semble que le sort s'acharne à le détruire sans que rien ni personne ne puisse l'arracher à l' irrémédiable dissolution de son être :

« Toujours il se trouvait un obstacle ou un autre... Avec quelle régularité, quel mouvement uniforme j'avais descendu la pente, constamment ! J'avais fini par être si singulièrement dénué de tout qu'il ne me restait pas même un peigne, pas même un livre à lire quand la vie me devenait par trop triste... »

Et il est vrai qu'à le lire on soufre avec le narrateur, saisi entre la faim et le froid comme dans les mâchoires d'une tenaille que tiendrait le destin ou ce Dieu auquel plus d'une fois il clame sa détresse :

« Je trouvais les plus fortes objections contre l'arbitraire du Seigneur qui me faisait expier la faute de tous... Depuis ce jour de mai où avaient commencé mes tribulations  je pouvais constater une faiblesse qui s'accentuait peu à peu ; j'étais devenu en quelque sorte trop las pour me conduire et me diriger où je voulais ; un essaim de petites bêtes malfaisantes avaient pénétré dans mon être intime et l'avaient évidé. Etait-ce l'intention arrêtée de Dieu de me détruire complètement ? Je me levai et marchai de long en large devant le banc... »

De bancs en bancs, le malheureux erre dans la ville de Kristiana où il cherche vainement quelque chose à se mettre sous la dent. Poussé à la dernière extrémité, il en est réduit à ramasser ce qu'il trouve sur son chemin :

« J'avais terriblement faim ; je ramassai par terre un copeau et le mâchai. Cela me réussit. Comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ?... »

Et plus loin :

« Mâcher des copeaux ne servirait plus à rien ; mes mâchoires étaient lasses de ce travail stérile et je les laissai en repos. Je me rendis à merci. Au surplus, un bout d'écorce d'orange déjà brunie que j'avais trouvé par terre et m'étais aussitôt mis à ronger m'avait donné la nausée... »

Jusqu'à s'en prendre à lui-même :

« Je m'éteignais sans remède, les yeux ouverts, fixés au plafond. Finalement, je fourrai mon index dans la bouche et me mis à le téter. Quelque chose commença à remuer dans mon cerveau, une idée qui se frayait un chemin là-dedans, une invention totalement démente : Hein ! Si je mordais ? Et sans une minute de réflexion, je fermai les yeux et serrai les dents... »

Finalement, il en est réduit à mendier un os :

« Je m'adressai au premier boucher que je rencontrai. Oh ! soyez aimable de me donner un os pour mon chien, dis-je. Rien qu'un os ; il n'est pas besoin qu'il y ait quelque chose après... »

Et pourtant, cette épreuve épouvantable le conduit à expérimenter la sensation étrange d'une forme de dédoublement comme il peut s'en produire dans des états de conscience très particuliers, et dans certaines circonstances, à l'approche de la mort :

« J'éprouve alors une sensation étrange et fantastique que je n'avais encore jamais ressentie . C'était, au long de mes nerfs, une secousse légère, merveilleuse , comme si des ondes de lumière les avaient parcourus. En jetant les yeux sur mes souliers il me semblait rencontrer un bon ami ou retrouver une partie détachée de moi-même... Je me parlais raison avec une grande sévérité et serrais violemment les yeux pour en chasser les larmes. Comme si je n'avais encore jamais vu mes souliers... Quelque chose de mon être avait passé dans ces souliers, ils me faisaient l'effet d'une haleine qui montait vers mon  « moi », d'une partie respirante de moi-même... »

Dans le même temps qu'il est obsédé par la faim, il est obsédé par l'article qu'il doit fournir à un journal et qui seul, s'il en vient à bout et s'il est accepté, lui assurera le lendemain.

C'est qu'il y a plus d'un lien entre la faim de nourriture et celle d'écriture ; toutes deux, on le sent bien, sont interdépendantes et le font également souffrir : il y a l'impossibilité de trouver de quoi manger et il y a l'impossibilité de produire quoi que ce soit qui se tienne... S'adresser au ciel en prenant à témoin son créateur, est sa façon de conjurer la folie qu'il sent en gésine au profond de son être et à laquelle il suffirait de peu pour qu'elle ne l'emporte tout entier...

«  Mon père céleste n'avait-il pas pris soin de moi comme des oiseaux du ciel, ne m'avait-il pas fait la grâce de me désigner du doigt comme son humble serviteur ? Dieu avait fourré son doigt dans le réseau de mes nerfs et discrètement, en passant, il avait un peu embrouillé les fils. Et Dieu avait retiré son doigt et, voyez, il restait à ce doigt des fibres et de fines radicelles arrachées aux fils de mes nerfs. Et il y avait un trou béant à la place touché par son doigt qui était le doigt de Dieu, et une plaie dans mon cerveau à la place de son doigt... »

La folie qu'il guette, dont il sait qu'elle pourrait bien sortir par cette faille, il soupçonne qu'elle a peut-être déjà commencé ses ravages, tout attachée qu'elle est à sa faiblesse. Mais elle l'inspire, dans le même temps qu' elle l'angoisse :

« C'est comme cela quand on meurt, me dis-je à moi-même, tu vas mourir ! Je restai un petit moment à réfléchir à cette chose ; j'allais mourir. Alors je m'assieds dans mon lit et je me demande sévèrement : Qui a dit que j'allais mourir ?...

J'entendis bien que je délirais, je l'entendis avant d'avoir fini de parler. Ma folie était un délire de faiblesse et d'épuisement, mais je n'avais pas perdu conscience. Et tout à coup, une idée me traversa le cerveau, l'idée que j'étais devenu fou... »

Rien ni personne à qui ou à quoi se raccrocher ; tout au plus quelques apparitions fugaces qui n'ont guère plus de substance que des mirages. Il semble que les « mots » seuls, soient de nature à lui apporter le réconfort qu'il cherche vainement dans la présence de l' « autre » ; des mots puissants...

Par le biais de ceux qu'il forge dans des situations bien particulières -la rencontre de la « femme », celle du « vieillard » et celle de la  prescience de la « mort »- il retrouve le pouvoir du verbe créateur, la résonance de la parole perdue. Il écoute ces mots magiques sonner en lui comme des cloches englouties ; il en savoure  la force et se les répète avec délectation : « Ylajali... Happolati... Kuboa... ».

« Subitement, je me mets à claquer des doigts plusieurs fois de suite et à rire. C'était diablement drôle ! Ha ! Je m'imaginais avoir trouvé un mot nouveau. Je me dresse sur mon séant et je dis : Ca n'existe pas dans la langue, c'est moi qui ait inventé ça : Kuboa. Ca a des lettres, comme un mot. Bonté divine, mon garçon, tu as inventé un mot...Kuboa... d'une grande importance grammaticale.

Je voyais distinctement le mot devant moi dans les ténèbres... »

Partagé entre l'envie de se laisser mourir et l'impératif physiologique de devoir absorber de la nourriture, le protagoniste parvient à surmonter ce dilemme en s'accrochant à ce qui lui reste encore de conscience lucide et de liberté. Il en vient même, dans les rares occasions où il réussit à se procurer quelque argent à distribuer le peu qu'il a au premier venu, comme s'il trouvait, dans la privation du nécessaire, le moyen de surmonter sa déchéance. Il en arrive au stade où ses larmes coulent d'elles-mêmes, non point d'apitoiement sur soi, mais, d'une certaine manière, en façon de « sainteté », parvenu au bout de la souffrance :

« Je me levai et partis. Le soleil parut sur les crêtes. Le ciel était pâle et fin et, dans ma joie de cette belle matinée après toutes ces semaines sombres, j'oubliai tous mes soucis : il me sembla que maintes fois ma situation avait été pire. Je me tapotai la poitrine et me chantai un bout de chanson à part moi. Ma voix sonnait si mal, un son si complètement usé, qu'à l'entendre, je m'émus moi-même jusqu'aux larmes. Cette magnifique journée, ce ciel pâle, baigné de lumière, agissaient aussi fortement sur moi et je me mis à sangloter tout haut... »

Sans doute est-ce un homme délivré qui s'embarque sur le bateau vers l'inconnu, par où le récit s'achève, un homme qui a compris que tout est éphémère, « ...tout comme  de l'herbe qui s'embrase ! Tout aboutissait à quatre planches et un suaire... »

On a vu du Dostoïevski chez Knut Hamsun qui par certains aspects, du moins dans ce récit, fait également penser à Kafka. Assurément, l'auteur a connu la faim dont il parle, de telles choses ne s'inventent pas et le narrateur n'est pas de ceux qui parlent pour ne rien dire ! André Gide et Octave Mirbeau, dans leurs préfaces respectives ne s'y sont pas trompés qui lui rendent hommage, et nombreux sont ceux qui, dans leur sillage, ont reconnu dans l'œuvre d'Hamsun celle d'un des meilleurs auteurs du XXème siècle.