Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

05/01/2024

LA FIN D'UN MONDE

En ce début janvier, voici une belle page tirée des souvenirs de Denis Diderot. Elle est réconfortante et réchauffe les cœurs mis à l’épreuve dans ce monde de brutes. Elle nous rappelle l’amour filial et les obligations que l’on a envers nos mères et nos pères. Ces obligations ne sont rien d’autre que des devoirs en un temps où l’on ne parle plus que de droits. L’homme a donc des devoirs avant d’avoir des droits ; il ne devrait d’ailleurs pouvoir prétendre à ces derniers s’il ne respectait d’abord les premiers. Et le premier des devoirs, Diderot l’exprime bien dans son texte, c’est le respect que l’on doit aux parents qui implique, conséquemment, celui que l’on doit à la nature tout entière.

 

Diderot texte.jpg

Je n’ai vu mourir ni mon père ni ma mère ; je leur étais cher, et je ne doute pas que leurs yeux ne m’aient cherché à leurs derniers moments...

Il est minuit. Je suis seul, je me rappelle ces bons parents, et mon cœur se serre, quand je pense à toutes les inquiétudes qu’ils ont éprouvées sur le sort d’un jeune homme violent et passionné, abandonné sans guide à tous les fâcheux hasards d’une capitale immense.

Une des choses qui m’aient fait le plus de plaisir, c’est le propos bourru que me tint un provincial quelques années après la mort de mon père.

Je traversais une des rues de ma ville ; il m’arrête par le bras et me dit : « Monsieur Diderot, vous êtes bon ; mais, si vous croyez que vous vaudrez jamais votre père, vous vous trompez. » Je ne sais pas si les pères sont contents d’avoir des enfants qui valent mieux qu’eux ; mais, moi je le fus d’entendre dire que mon père valait mieux que moi.

Je crois, et je croirai tant que je vivrai, que ce provincial m’a dit vrai.
... Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège, les bras chargés des prix que j’avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avait données et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête.

Du plus loin qu’il m’aperçut, mon père laissa son ouvrage, il s’avança sur la porte et se mit à pleurer.

C’est une belle chose, un homme de bien qui pleure de joie !
... Maintenant, je suis seul, je me rappelle mes bons parents, et mon cœur se serre. Je ne sais ce que j’ai, je ne sais ce que j’éprouve. Je voudrais pleurer. Ô mes parents ! Ô ma mère, toi qui réchauffais mes pieds froids dans tes mains !...

Les sociétés ne sont plus organiques, l’ancien monde s’en va, il s’effrite en progression géométrique ; à l’image de la fonte de la banquise, Moloch glouton s’en régale. Les zélés serviteurs du monstre se succèdent aux commandes des nations, du moins de ce qu’il en reste ; ils mettent tout en œuvre pour décérébrer les individus via des techniques d’ingénierie sociale toujours plus redoutables, l’objectif final étant la réification de l’être. Elle arrive. Il n’y a plus de volonté de désobéissance civile aux lois iniques et encore moins de révolte. Le peuple est mort. Seules demeurent les masses acéphales des consommateurs pilotés à vue par le « merchandising » et l’obsolescence programmée.

Les enfants ne lisent plus ou alors des mangas ; ils n’écrivent plus ou fort mal ; ils s’expriment en onomatopées et en phonétique via les échanges de sms et les réseaux sociaux. La pauvreté de ces échanges est le plus souvent affligeante…

Ils ne maîtrisent absolument plus le français, discipline dans laquelle pourtant les moins mauvais ont des moyennes formidables, 18 voire 19 sur 20 en dictée. En dictée ? Quelles dictées ?

Mironneau.jpg

J’ai fait le test pour voir. J’ai tiré des morceaux choisis de Mironneau à l’usage du Cours Moyen année 1908, précisément le texte que je vous livre de Diderot. Je l’ai lu lentement à une élève de cinquième à la moyenne générale de 18/20, puis le lui ai dicté en insistant sur les infinitifs et les participes passés, enfin sur les difficultés majeures. Nous l’avons relu ensemble… Résultat 28 fautes… Distorsion cognitive ? non, l’élève est intelligente et équilibrée. Alors faut-il en imputer la faute à elle ou aux nouvelles méthodes d’enseignement ? Assurément à ces dernières qui ont abandonné celles qui avaient depuis des lustres fait leurs preuves.

Ça finit comme ça une civilisation, quand elle commence à ne plus maîtriser sa langue. Or la maîtrise de cette dernière passe d’abord par celle de l’orthographe.

Sans doute peut-on se comprendre phonétiquement mais il y a loin de « casser » à « KC » il y a toute la richesse de la langue française du XVIII ème siècle. C’est elle qui nous a fait ce que nous sommes du moins jusqu’à la dernière guerre. Ensuite l’American way of life, sa langue passe-partout et la langue de bois ont fait le reste…

Peut-être qu’à terme proche, après tout, les générations montantes finiront-elles par s’exprimer en sons gutturaux primitifs à rythme syncopé, à moins qu’elles n’aient plus rien à dire, occupées 24h sur 24 par les seuls écrans, c’est une éventualité probable…  

 

 

 

 

 

10/04/2010

L'IVRE D'IMAGES (2)

 

LIVRES D'ECOLE

 

couv geo.jpg

Celles et ceux qui ont appris les grands faits de l'Histoire de France dans le « Mallet-Isaac », et découvert les grands textes de la littérature dans le « Lagarde et Michard », ont sans doute gardé, comme moi, le souvenir de la Bataille de Bouvines, celui du Serment du Jeu de Paume et de l'Abolition des Privilèges, des Trois Glorieuses et des Cent Jours... Ils ont goûté en feuilletant ces pages, ainsi que je le fis avec plus ou moins de bonheur, les tragédies de Corneille, les extraits des Mémoires d'Outre Tombe, ceux de l'Education Sentimentale ou... la madeleine de Proust. Mais peut être n'ont-ils pas eu, comme moi, la chance de tomber un jour sur un véritable trésor : celui qu'un instituteur du temps d'Ernest Pérochon et d'Emile Moselly, devenu par la suite directeur d'école, avait précieusement conservé dans des caisses en bois, étiquetées et empilées les unes sur les autres...

 

bateaux.jpg

Pourquoi, ce jour d'automne pluvieux, passai-je dans cette rue excentrée où s'acharnait, sur les dépendances de la vieille maison de ce maître d'école mort depuis longtemps, une grosse pelle mécanique qui avait déjà emporté la moitié du jardin et de ses fruitiers en attendant de le faire de l'habitation ?

Du bâtiment éventré, s'échappaient dans les tourbillons du vent des feuilles éparses qui, bientôt, retombaient dans la boue, fouettées par la pluie. J'en ramassai quelques-unes, et vis qu' il s'agissait de copies d'écoliers sur lesquelles l'encre violette coulait en méandres ravageurs. J'obtins du conducteur de l'engin de jeter un coup d'œil dans la grange...

Des caisses, entreposées sur la barge, alignaient leurs matricules comme autant de réserves de munitions. Certaines ayant été ouvertes, laissaient voir en partie leur contenu: il ne s'agissait pas d'obus mais de livres, des dizaines et des dizaines de livres qu'avaient délaissés mes prédécesseurs, comme me l'apprit le chauffeur du camion.  Ainsi d'autres étaient passés par là, en effet, qui avaient emporté des cartes murales de géographie ou de sciences naturelles, des cailloux et des instruments de chimie ainsi que de la vaisselle... Autant dire qu'ils avaient vidé la maison de ce qu'ils avaient jugé utile d'emporter, en négligeant les livres ; c'était pour moi une aubaine, et j'en remplis ce jour-là le coffre de la voiture, heureux d'avoir sauvé les vestiges du savoir de la « Communale »...

 

couv hommage.jpg

Il s'agit d'ouvrages remis par les maisons d'édition aux directeurs des écoles de la République. Ils s'échelonnent de 1880 aux années cinquante et sont pour la plupart en très bon état. Les exemplaires « à l'usage du maître » ont conservé leurs questionnaires sur feuilles libres et leurs courriers d'envoi ;  beaucoup sont marqués au tampon rouge : « spécimen » ou « hommage de l'éditeur ».

On y trouve « La vie aux Champs », l'incontournable « Tour de France par deux enfants », « Tu seras agriculteur »,  « Le journal d'une petite écolière » et "Histoire d'une bouteille", abondamment illustrée pour dénoncer les drames de l'alcoolisme...

 

ivrogne.jpg

Et parmi de nombreux autres thèmes déclinant l'amour de la patrie, la morale en action ou les arcanes de l'art culinaire, on y trouve « Le livre de la Nature », recueil de poèmes de Maurice Rollinat, destiné à l'enfance, et préfacé en 1872, de Nohant, par sa compatriote berrichonne George Sand. Elle y affirme sa conviction d'inculquer le plus tôt aux jeunes âmes le respect de la Nature et l'apprentissage du civisme :

 

morale.jpg

« L'enfant aime le grand et le beau, pourvu qu'on les lui donne sous la forme nette et sans ficelle aucune. Il s'intéresse à tout, et ne demande qu'à voir sous la forme poétique les objets de son incessant amusement.

Le poète n'a qu'à montrer. Il est l'Orphée qui remue les pierres ; il lui suffit de chanter, et tout chante dans l'âme de l'enfant. Tu n'es pas si loin de l'enfance. Souviens-toi ce que tu remarquais, ce que tu devinais, ce que ton père te faisait voir, et comme une expression bien choisie par lui te faisait entrer dans un monde nouveau... »

J'ai, pour ma part, plus appris dans les « Mironneau », qu'avaient conservés mes parents en souvenir de leur scolarité, que dans mes propres livres d'école. Peut-être parce que les textes, sans doute mieux choisis, répondaient à mon attente de justice et de merveilleux. Il y était en effet beaucoup question d'histoires de bêtes martyres vengées, d'aventures chevaleresques, de justiciers et de vie aux champs... Et, suprême bonheur, les textes étaient illustrés - en noir et blanc, certes, à l'inverse des pages des livres d'histoire et de géographie- mais leur puissance évocatrice suffisait à elle seule à me transporter dans le rêve.

 

mironneau.jpg

A. Mironneau, Directeur de l'Ecole normale d'Instituteurs de Lyon, nourrit les générations d'écoliers de ses « Choix de lectures » pendant les trente premières années du XXème siècle. Ses ouvrages, édités par la Librairie Armand Colin, connurent le succès qu'ils méritaient. Ouvrons un exemplaire du cours moyen de l'année 1908 ; il commence par un extrait des « Souvenirs d'enfance » d'Anatole France : La Rentrée... « Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l'automne et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent... ».

Voici, plus loin un passage de Diderot, propre à émouvoir comme il se doit plus d'un cœur sensible :

« ... Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans et je m'en souviens comme d'hier, lorsque mon père me vit arriver du collège, les bras chargés des prix que j'avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu'on m'avait données et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête.

Du plus loin qu'il m'aperçut, mon père laissa son ouvrage, il s'avança sur la porte et se mit à pleurer.

C'est une belle chose, un homme qui pleure de joie !

... Maintenant, je suis seul, je me rappelle mes bons parents, et mon cœur se serre. Je ne sais ce que j'ai, je ne sais ce que j'éprouve. Je voudrais pleurer. O mes parents ! O ma mère, toi qui réchauffais mes pieds froids dans tes mains !... »

Qui connaît Pierre-Jules Stahl (1814-1886), auteur de contes pour la jeunesse ? Mironneau l'a choisi pour « Les quatre cri-cris de la boulangère », chapeautant le texte d'une phrase qui le résume : « Le bon cœur des enfants fait la joie des mères ».

Et c'est avec Charles Nodier, beaucoup plus connu, qu'il propose l'histoire du chien de Brisquet, terrible histoire dont le tragique vaut bien celui de la Chèvre de Monsieur Seguin, qu'on trouve à la page 312 du même recueil... Je ne les ai pas oubliés, non plus d'ailleurs que « Les chats de mon grand père » de Paul Arène ; « Une vieille servante » de Gustave Flaubert ; « Noiraud » de Ludovic Halévy ; « Les pauvres gens » de Victor Hugo ; « L'école buissonnière » de Frédéric Mistral ; ou « Guillaume Tell », tiré du recueil « De l'Allemagne » de Madame de Staël.

 

fleuve.jpg

Les livres d'Histoire, et ceux de Géographie édités dans les années 1930-1950 comptent parmi les mieux illustrés. L'image vaut à elle seule un discours : on cultive la betterave en Picardie, on élève des bovins en Normandie et des chevaux dans le Perche. On trouve des filatures à Elbeuf et une partie des terres du Pays de Caux et livrée aux céréales.

 

normandie.jpg

 

 

jura.jpg

Le Jura, couvert en partie de forêt, alimente les nombreuses scieries de ses vallées.

A Roncevaux, le preux Roland connut une mort glorieuse ; le bon La Fontaine trouva son inspiration au sein de la nature et l'on se battit vaillamment derrière les barricades de 1830...

 

roland.jpg

 

 

la fontaine.jpg

 

 

1830.jpg

J'ai toujours pensé qu'on devait bien apprendre, dans ces livres, et que ceux qui les ont connus, finalement, avaient de la chance ; aujourd'hui, on s'en moque, mais à l'époque, on n'y voyait rien de ringard, et les clichés et la morale allaient d'eux-mêmes, à leur façon bonhomme. Quant à se prendre au jeu, c'était après tout une affaire personnelle et il appartenait à chacun de n'en retenir que ce qu'il jugeait à propos de lui être utile, sans aller, comme on dit « chercher midi à quatorze heure »... A trop vouloir se moquer des images d'Epinal on finira par oublier la part du rêve, alors, risqueront de surgir des fantômes bien autrement redoutables !

J'entends, pour ma part, tinter le cliquetis de leurs chaînes...

 

clovis.jpg