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THEATRE DE LA CRUAUTE
Plus que tout autre saison, le printemps conduit son cortège de drames. C'est quand la vie se renouvelle en effet, que la mort approvisionne sans compter son tableau de chasse. Je me dis ça tous les ans et tous les ans je le vérifie : les merles volent trop bas ; les hérissons traversent en hésitant, et trop lentement, les chemins qui tuent ; les chats, dans l'ivresse des amours, font des kilomètres pour aller chercher leur mort ou se font tuer devant la porte...
Même les lapins et les chevreuils, rescapés des dernières cartouches, y laissent leur peau.
Source: Hullnudd, site Les Abbesses de Gagny-Chelles
Et que dire des hulottes, renards, ragondins, et autres écureuils ? A ce palmarès peu glorieux de l'automobiliste, il faut ajouter la tuerie de ses semblables ; la chose est connue et sur ce point nous n'épiloguerons pas. Laissons les vivants pleurer leurs morts, il s'en trouve sans nul doute beaucoup d'innocents dans le lot ; quant aux autres, c'est après tout justice que la pareille leur soit rendue s'ils ont, au demeurant, volontairement écrasé un animal dépourvu de toute défense dans cette lutte inégale. Car il se trouve des vicieux pour alimenter l'hécatombe et leur palmarès, c'est certain, des vicieux qui « font des cartons » comme ils disent, contribuant sans états d'âme au génocide du hérisson, car c'est bien d'un génocide qu'il s'agit !
Source: Jardin Amateur
Songeons que ce petit animal inoffensif à la carapace d'oursin, qui n'a pour toute défense que le moyen de se rouler en boule, est en train de disparaître. Et pourtant, il faut aller chercher son origine au-delà de 50 millions d'années dans la famille la plus ancienne des mammifères, celle des insectivores. Il en a traversé des calamités ! et de terribles ! Il n'est pas sûr qu'il survive à l'automobile... Et à l'automobile, il faut ajouter les poisons qui contaminent sa chaîne alimentaire, quotidiennement déversés sur cette terre épuisée qui fut pourtant fertile... Autant dire que ses jours sont comptés ! Ainsi, ceux qui ont échappé à la route achèvent leur courte vie dans les hautes herbes, sous quelque souche, ou autre abri de fortune, piégés par les pesticides et dans des douleurs qu'on imagine, quand ce n'est pas dans la marmite des amateurs...
Sur les routes, on voit de gros solitaires ou des familles entières décimées. Ce carnage, dont les charognards font ripaille se passe de nuit comme de jour, car beaucoup de hérissons, attaqués sans relâche par la vermine qui prolifère, perdent tous repères et, désarmés autant qu'affaiblis par ces parasites voraces, deviennent d'autant plus vulnérables et se montrent le jour, sans la protection des ténèbres. Affaiblis, et perturbés dans leurs cheminements, ils progressent désorientés ou stationnent sur les routes. Qui dira jamais l'agonie des mourants cruellement fauchés par les roues, qui traînent lamentablement leurs tripes sanglantes sous la lune ou le grand soleil comme les agonisants de la Grande Guerre le faisaient dans les barbelés ? Du haut de leurs perchis, les nettoyeurs du bitume savourent d'avance leur festin...
Une peau parcheminée par le vent, le soleil et la pluie, et sur laquelle se dressent encore quelques piquants, c'est tout ce qu'il reste bientôt de leur habit.
Habit qui pourtant est une armure, apte à défendre le hérisson contre ses prédateurs, mais hélas, à l'inverse des pieux des Anglais à Azincourt, elle ne peut rien contre des chevaux-vapeur aux mains de chauffards irresponsables.
Un hérisson sur la route s'évite facilement, et pour peu qu'on soit attentif et respectueux de la vie animale on ralenti, on s'arrête ou on fait un écart. Et à moins que d'être un très mauvais conducteur, on épargne la vie de ce petit animal beaucoup plus facilement que celle d'un chevreuil bondissant d'un fourré, qui peut vous surprendre dans un éclair sans que vous n'y puissiez rien... Gageons que si le premier, faisait à la sacro-sainte bagnole autant de dégâts que le second, il est probable qu'il y aurait moins de ces petites victimes sur les routes !
Mon chat Ferdinand, tué par un chauffard en 2009
Moi qui me tape annuellement un certain nombre de kilomètres, ne compte plus le nombre de chats tués rencontrés que j'ai ramassés et déposés sur le bas-côté ou dans le fossé lorsque j'ai pu m'arrêter, histoire de ne pas donner l'occasion à des tordus de les transformer en carpettes. La pire des saisons pour ces grands fauves en miniature dont nous sommes un certain nombre à partager le goût, n'est point tant le printemps que l'été, saison propice aux grandes transhumances des meutes décérébrées qui n'épargnent rien sur leur passage. Et quand on n'abandonne pas minet, ou l'encombrant toutou en rase campagne à défaut du refuge, on le largue en cours de route directement par la portière ; cela s'est vu, cela se voit malheureusement à chaque ressac de la marée humaine.
Dans les laboratoires on continue d'expérimenter à vif en dépit du respect dû à la vie ; dans les abattoirs on tue plus que de besoin à seules fins d'enrichir les uns et d'intoxiquer les autres ; du côté du levant, on se livre à d'ignobles vivisections sous le prétexte qu'elles font partie des traditions culinaires ; partout dans le monde, et à chaque seconde, on tue et on torture dans l'hystérie collective des arènes sanglantes...
Moloch a de beaux jours devant lui !
Fritz lang, Métropolis, 1927
Nous n'en finirions pas d'égrener le chapelet sans fin des animaux martyrs. Celui des hommes, nous le connaissons mieux et y attachons plus d'importance, forcément... Mais pourquoi, au fait ? A cause de la « conscience de soi » ? De la créature faite « à l'image de Dieu » ? Du respect dû à la « personne humaine » ? Comme si les animaux, ne relevaient en fin de compte que du Diable, et qu'on doive leur en manquer !
Eau-forte, Félix Bracquemond, 1852
Sur le chapitre, les religions, dans leur grande majorité, n'ont pas compté beaucoup de Saints François ! force est de le constater. Combien de chouettes a-t-on clouées aux portes des étables ? Combien d'ânes a-t-on lapidés ? Combien de chats a-t-on jetés vivants dans des brasiers ou écorchés pour honorer des sacrifices ?
A chaque seconde tombe une vie, dans des conditions épouvantables, pendant qu'une autre surgit quelque part dans le monde, qui ne sait pas, l'innocente, ce qui l'attend !
Qu'un seul nid d'oiseau, un seul, rempli de sa couvée toute neuve soit soudainement détruit par l'orage, suffit à prouver que le spectacle du monde n'est rien d'autre qu'un théâtre de la cruauté, et quel ! Il n'y a que les sots pour ne pas le voir, et les naïfs pour espérer qu'il puisse un jour, « in fine », changer...
L'enfer est ici, dans la beauté secrète du Diable; il ne faut pas le chercher ailleurs.
Et tant que ce monde durera, on n'en finira pas de s'interroger sur le Diable et le Bon Dieu, de chercher à percer l'énigme du Janus bifront, de prendre Saint Ouen pour Cythère et les vessies pour les lanternes ! Et on le fera, jusqu'à ce qu'on comprenne le sourire de la Joconde ou celui de l'Ange de Reims, qui n'en est pas si éloigné...
Il nous reste encore quelques souffrances à expier !
04/05/2010 | Lien permanent
LA FRANCE COUPEE EN DEUX
« La liberté c’est l’esclavage.
L’esclavage c’est la liberté. »
Onze heures sonnent à mon clocher. Madame et monsieur Taré, retour du boulanger descendent la rue de l’Enfer à distance requise, baguette sous le bras. Tous deux portent muselière. Leur chien qui les précède en trottant d’une patte allègre, un sérieux molosse, lui, n’en porte pas.
Je les observe de derrière ma grille… La rue est déserte sous le beau soleil estival qui cuit le petit bourg marchois où j’ai élu domicile. Ici, rien ne se pointe de menaçant à l’horizon. Enfin, pour le moment. L’air y est pur et le calme certain. Quand ils mettent le nez dehors, Madame et Monsieur Taré, de braves gens, gardent muselière y compris pour se promener dans le chemin creux qui contourne le petit bois derrière chez moi. Ils y passent généralement à la fraîche histoire de prendre l’air. Enfin prendre l’air c’est vite dire ! Comment pourraient ils le faire en effet autrement qu’en désoreillant les bracelets élastiques qui leur clouent le bec ?
Non, ce qu’ils prennent argent comptant, Madame et monsieur Taré, ça n’est pas un bol d’air, c’est leur plein de CO2 et de bactéries bien grasses qu’ils ont élevées incontinent dans l’humidité constante de leur caleçon buccal où elles se plaisent à proliférer. Ils ne se décident à glisser ce dernier dans leur poche qu’à l’instant où ils passent le seuil de leur domicile, encore ne le font-ils qu’à contre cœur. Sitôt qu’ils s’échappent de leur maison, ils repêchent derechef leur torchon sanitaire là où ils l’avaient rangé entre le porte monnaie, les clefs du logis et le tire jus de leur profonde…
J’exagère, vous pensez ? Non, j’observe, et je vois la réalité en face : Madame et monsieur Taré, les bien nommés, sont des gens prudents et bien respectueux des lois. En cela, ils ne diffèrent guère de la grande majorité silencieuse de nos concitoyens soumis. Ce qui les motive ? La peur, l’obsédante et rongeuse peur, celle qu’on dit être bleue va savoir pourquoi ? Peut-être à cause du sang qu’elle fige dans les veines ? Madame et monsieur Taré ne veulent pas mourir, du moins pas encore. C’est légitime personne ne veux mourir. Ce pourquoi ils obéissent au doigt et à l’œil aux oukases du gouvernement lequel profite à dessein de la crédulité de son troupeau en raquettant les récalcitrants.
L’Etat a bon dos auquel ceux qui l’ont accaparé font dire n’importe quoi. Rappelons-nous la parole de Nietzsche : L’etat est le plus froid des monstres froid. Il ment froidement ; et voici le mensonge qui s’échappe de sa bouche : « Moi l’Etat, je suis le peuple. »
Aujourd’hui il n’est de peuple, dans ce monde pourri où tout est à vendre, que de masses consuméristes. Comment pourrait-il en être autrement sous le règne du gros argent qui les a asservies sans trop d’effort ?
Et à dire vrai ça n’est pas l’Etat le coupable, ce sont ceux qui derrière lui, dans la coulisse, tirent les ficelles.
L’Etat en soi n’est pas grand chose, qui ne devrait être que la volonté du Peuple s’il existait encore une aristocratie populaire, ce qui est loin d’être le cas et ne le sera sans doute plus, puisqu’elle est morte avec celle des métiers et de l’artisanat auxquels, en 1791, la loi Le Chapelier a donné le coup de grâce.
L’aubaine de la dite pandémie est plus qu’un test ; elle permet au système d’aliéner les libertés individuelles en clouant le bec à la contestation. Je l’ai dit dans la note précédente (De la servitude volontaire), sans l’adhésion du plus grand nombre le château de cartes du roi Canaille s’effondre. Mais le plus grand nombre est servile pour lequel l’esclavage est la liberté.
Le lui expliquer, c’est vouloir soulever tout seul une tonne à bout de bras vu que le plus grand nombre, la masse, c’est lourd à porter !
Savamment orchestré par l’appareil médiatique, le bourrage de crâne qui tourne en boucle sur les ondes, musèle les velléités de rébellions en muselant les museaux.
Madame et Monsieur Taré, répliqués en millions d’exemplaires dans l’hexagone, n’en ont aucunes velléités de rébellion, eux. Au point même qu’ils ne verraient pas forcément d’un mauvais œil un nouveau confinement. Non, ce qu’ils commencent à voire d’un mauvais œil c’est moi, quand ils me croisent dans la rue sans muselière. Je le sens bien à la façon de regard qu’ils me jettent. Des gens soupçonneux en somme, comme tant d’autres, simplement. Partant, étendu à la société tout entière, ça pourrait devenir sérieux rapidement, tourner vite hostile chacun se méfiant de tout le monde.
Ça commence comme ça la tyrannie, par la délation et l’esprit de valetaille ; après, on sait plus où ça s’arrête. Parce que la tyrannie, contrairement à la dictature, elle est portée par le bas. Voyez 93 et ses réjouissances… On mélange souvent les choses. On a tord. La dictature elle est instruite par le haut et portée par le haut. La tyrannie, elle est instruite par le haut et portée par le bas. La première peut être temporairement utile ; la seconde est définitive et définitivement nocive. C’est vers ça qu’on s’achemine si une ou deux dents de l’engrenage ne pètent pas. Orwell avait tout saisit !
Alors on verra les familles, enfin ce qu’il en reste se déchirer, les enfants cafter leurs parents et réciproquement sur fond de blocus alimentaire quand on se disputera les os à ronger. Ça peut venir ; ça c’est déjà vu dans d'autres situations...
Au point où nous en sommes rendus je n’ouvre plus la radio, le rabâchage mielleux des jean foutre m'insupporte. Je fais effort pourtant. Ça passe pas. Rien à faire.
Les élus ? ah ! les élus, ils en redemandent du confinement, des gestes barrières, des masques et bergamasques ! Du plus bas au plus haut gradé ils font du zèle, passés maîtres es larbinerie ils s’acoquinent comme larrons en foire pour plaire au système, ils rivalisent d’initiatives sanitaires citoyennes. Ils sont tout prêts à majorer les amandes. Rares sont ceux qui résistent ! S’il s’en trouve un sur dix mille c’est beau !
Et la police, enfin les forces dites de l’ordre, elles appliquent les ordres sans rechigner. Ça s’est toujours fait comme ça ? Voire. Du jours où la délation commence dans la police ça sent le roussis. Nous y sommes.
A considérer la température sociale de ce mois d’août on présage de ce que pourrait être la rentrée. Déjà, les signes se font sentir d’envie d’assassinats. Les non porteurs de muselières sont visés ! Qu’ils surveillent leurs entours ! y en a qui les guettent tout prêts à les suriner. Si les insultes pouvaient tuer, y aurait déjà pas mal de morts.
Pénétrer sans muselière dans les grandes surfaces équivaut à traverser un champ de mines. Ça va venir pareil dans la rue et jusqu’en rase campagne si rien ne nous sauve de cette dévastation des esprits. Je vois rappliquer ça comme dans les films de zombies…
La grande fracture se dessine de la France coupée en deux. Deux moitiés en déséquilibre : celle, bien mince, des résistants qui sont les derniers vestiges d’une civilisation en voie de disparition qui sait le prix de la Liberté et celle, bien épaisse, des soumis, des rampants, des alliés décérébrés, serviteurs de l’oligarchie mondialiste.
France, ma Douce, que se passe-t-il ?
Quand reviendras-tu ? Dis-moi, le sais-tu ?
06/08/2020 | Lien permanent | Commentaires (1)
L'EPOUVANTABLE PROLIFERATION DES ASTICOTS
« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, ce beau matin d’été si doux… »
Pas plus tard qu’hier encore, taraudé par la multiplication des pontes du troupeau de Belzébuth prince des mouches, j’entretenais mon copain Roger de l’insupportable prolifération de la nouvelle espèce d’asticots à la barre du Titanic de l’Occident.
Illustrant mon propos par l’analogie, je lui disais rapport aux asticots :
- As-tu remarqué combien ces ignobles bestioles, non contentes de grouiller sur les pauvres charognes, n’attendent pas qu’un animal blessé ou malade crève pour le bouffer tout vivant encore ? J’en ai eu la preuve y a pas si longtemps en trouvant en lisière du bois, au fond de mon parc, un hérisson non seulement couvert de vermine, mais rongé par les asticots jusqu’à l’os sur son dos, là où des mouches d’un vert métalescent (sarcophaga carnaria) étaient venues pondre.
Je l’observais se traînant au soleil… Que faire sinon l’achever, le délivrer de sa misère ? En avais-je le cœur ? Non, alors je l’ai conduit chez le vétérinaire qui l’a piqué…
Je revois ce pauvre animal comme si c’était la veille. Entre ce qui lui restait de piquants, les larves sordides avaient foré un cratère dans lequel elles grouillaient monstrueusement comme la lave en fusion bouillonne au fond d’un volcan. Elles dansaient leur danse macabre, exhalant l’épouvantable odeur de mort des champs de bataille et des morgues qui est celle de la chair corruptible en putréfaction …
Tu vas comprendre pourquoi je te dis ça Roger ajoutais-je. Je te le dis rapport à ce que nous vivons au quotidien, parce que j’ai la conviction que ce que j’ai observé sur le hérisson, eh bien, c’est exactement ce qui se passe sur le corps social. Nous sommes un certain nombre à l’avoir compris comme j’ai pu le constater en l’évoquant l’autre jour au bistrot. Le corps social est malade, bien malade, pour ne pas dire qu’il est à l’agonie, mangé tout entier par les asticots. Des asticots à visage humain (homines vermes) si tu vois ce que je veux dire ! De ceux que j’appelle les nouveaux asticots, qui prolifèrent jamais rassasiés, opulents et gras d’un genre qu’on n’a encore jamais vu, portant haut le chef et pleine la besace, indifférents aux plaintes du troupeau qu’ils mènent allègrement aux abattoirs.
Leur nom est Légion. Rien ne les arrête. Non contents d’avoir colonisé l’Occident où ils ont fait litière, les voilà maintenant qui s’attaquent au reste du monde en progression géométrique. Mal grès qu’on en ait nous sommes impuissants, nous qui les observons enfler à vue d’œil, à pouvoir les éradiquer.
On pourrait se demander des fois comment on en est arrivé là si la réponse ne sautait aux yeux : on en est arrivé là par délégation de pouvoir, par soumission à l’indolence qui n’est tout compte-fait que l’acceptation de la servitude volontaire. A l’indolence et au confort tant matériel qu’intellectuel note bien ! Indolence qui corrode mieux que le vitriol les meilleures volontés du monde !
- Mais, Victor, comment qu’ils ont proliféré ces ignobles ?
- C’est bien simple, par consentement de leurs victimes. Ils sont forts parce qu’elles sont faibles, ayant aliéné toutes leurs défenses naturelles dont la dernière d’entre-elles est l’instinct de survie. Tu me diras, question de flair, qu’elles les ont peut-être pas vu venir ? Possible. Qu’elles ont pas songé deux secondes ces malheureuses, aveuglées par les soi-disant vertus du suffrage universel que ces parasites sortiraient des urnes tel d’une couveuse, frais et dispos, avec les honneurs, pour s’installer aux meilleures places ! Belzébuth les gouverne je te dis et c’est pour l’ honorer qu’ils pompent à leur profit l’argent de la nation comme les vampires sucent le sang, jamais rassasiés.
- Tu vas pas un peu loin Victor, des fois ?
- Ou t’es rien naïf Roger, ou tu piges que dalle. Réveille toi, tu vois rien ? tu sens rien ?
- Bé, j’essaye de te suivre Victor… Si je comprends bien, pour toi, les asticots, c’est ceux qui nous gouvernent ? les représentants du peuple ?
- Ah ! tout de même, le v’la qui s’réveille. Evidemment c’est eux, qu’est ce que tu crois. Ils sont, j’insiste, le fruit des œuvres du Prince des mouches, rien moins !
- Tu veux dire qu’ils obéissent au Diable ?
- Appelle-le comme ça si tu veux. Y en a qui le suivent sans même s’en rendre compte. Aux ordres ! ce sont des asticots par adaptation. Et tu sais combien sont puissant les adorateurs du Diable ! Rien les arrête dès lors qu’il les rétribue sans compter. C’est ses bataillons.
- Tiens, ça me rappelle les histoires de pacte avec le démon… mais c’est qu’ils nous voudraient du mal alors tu crois ?
- A ton avis ?
- Evidemment, vu sous cet angle… Et pourquoi donc alors les gens pensent qu’ils nous veulent que du bien ? qu’élus par la vertu de la démocratie ils sont tout ce qu’il y a de mieux pour nous défendre ?
- Nous défendre ! le v’la qui déraisonne ! La démocratie ? mais mon vieux c’est de la vaseline entre leurs mains si tu vois ce que je veux dire ! Quand elle te l’a mise bien profond dans son lit où la tyrannie sommeille, la démocratie, tu te rends compte, si peu que tu sois lucide, que tu t’es fait avoir mais c’est trop tard, c’est verrouillé ! Relis donc Platon, tu vas piger de suite ce que démocratie, qui n’est viable que pour le petit nombre, veut dire. Au regard du plus grand nombre elle permet tout, elle autorise tous les excès. Regarde 1793…
- Faut quand même aller voter, non ?
- Et pour quoi faire ? J’irai voter moi quand le suffrage universel qui n’est qu’imposture programmée sera remplacé par le tirage au sort d’un certain nombre de citoyens au prorata des populations avec obligation pour les sélectionnés d’aller voter sinon macash, au trou ! Mathématiquement on aura un panel beaucoup plus représentatif que par le biais du suffrage universel où tous les imbéciles, les incultes et les bornés pour ne pas dire les cons sont majoritaires. Et comme le disait Céline, que « c’est donc bien forcé qu’ils gagnent ».
- Evidemment, vu sous cet angle… t’as pas tort. Mais alors, Victor, y-a plus rien à espérer ?
- Si, que les asticots se bouffent entre-eux ! Ça pourrait venir et booster l’inconscient collectif de la résistance histoire de finir le boulot. A dire vrai c’est un vœux pieux tant les masses sont abruties par l’incessant matraquage des cerveaux via la propagande dénoncée en son temps par Tchakhotine et tant d’ autres esprits éclairés. C’est toujours la même la propagande, rien n’a changé sinon en pire !
- Ah ! mais c’est tout à fait ce que dit Chomsky dans ses « Dix stratégies de manipulation des masses » maintenant que j’y songe.
- Exact ! c’est dit clairement je vois que tu t’en souviens.
A ce propos je te les rappelle : la première, qui est aussi la plus efficace, est celle de la « distraction » qui permet d’exercer un contrôle total des populations par l’aliénation de leur libre-arbitre, c’est le boulot de la télé décérébrante ; la seconde est celle du « problème-solution » du type j’te balance une pseudo pandémie et poussé par la trouille tu t’empresses de demander le remède via l’injection tératogène et mortifère ; la troisième est celle de la « dégradation » qui permet aux mafias financières de tenir tous les marchés et les groupes de pression ; la quatrième, ou « stratégie du différé » est fondée sur la torture par l’espérance qui vise à remettre à demain l’inévitable en laissant croire qu’il pourra peut-être ne pas avoir lieu, c’est l’histoire du puits et du pendule.
- Elle est terrible celle-là ! Et la cinquième si je me souviens bien c’est bien celle de « l’infantilisation » ?
- Très juste ! C’est le culte forcé du jeunisme, du bisounourisme, de la boboïtude. Pour résumer c’est pousser au crétinisme les citoyens, ce dont se charge la publicité et les médias pour les ramener à l’âge de neuf ans les transformant en individus irresponsables. La sixième fait appel à « l’émotionnel » lequel est incontrôlable par l’abruti qui, conséquemment reste pilotable à vue de sorte à pouvoir tout obtenir de lui. De là découle naturellement la septième stratégie qui vise à maintenir le public dans « l’ignorance et la bêtise ». Là encore la télévision s’en charge via les émissions débilitantes assénées quotidiennement par la valetaille des asticots. La huitième couronne la précédente faisant en sorte que les masses n’aient pour seule perspective que celle de la « médiocrité » pour ne pas dire nullité. Elles mettent ainsi un point d’honneur à ne convoiter que la bêtise et la vulgarité. Par là elles se sentent branchées.
- Je vois ce que tu veux dire parce que j’ai un copain anglais qui dit tout le temps « cool », « c’est cool »…
- Pardi ! puisque c’est entre « cool » et « fuck » que se déploie l’essentiel de leur programme aux rosebifes. Si t’as pigé ça, t’as tout compris !
C’est d’ailleurs d’outre-atlantique que nous vient toute cette merde manipulatoire dénoncée par Chomsky et excellemment par Lucien Cerise note bien ! Mais bon, il reste les deux dernières stratégies que je n’ai pas évoquées plus haut : celle de la « culpabilisation » d’où découle la repentance ; on n’en finit pas de s’excuser et c’est donc bien normal, nous les salauds, qu’on soit châtiés. Enfin la dixième consiste pour les asticots en chefs à mieux connaître les individus qu’ils ne se connaissent eux-mêmes via les manipulations génétiques et autres petites merveilles des neuro sciences, de la PNL, de l’ingéniérie sociale et de la robotique. On n’arrête pas l’Progès !
- Où qu’il va s’arrêter, lui-même, d’ailleurs ?
- Pas bien loin ! Quand la fée électricité va fermer boutique et mettre les voiles ça va remettre les pendules à l’heure tu vas voir. Quand ça viendra va falloir pédaler tous à la dynamo et darre darre !
- J’y reviens à tes asticots, Victor, y aurait pas tout d’même un super décapant, enfin quelque chose qui pourrait tomber du Ciel pour nous en débarrasser ?
- Va savoir, Roger, les voies du Seigneur sont impénétrables ! Et pourquoi pas, Il pourrait bien, si ça le prend, lessiver sans tarder les écuries d’Augias et pousser les asticots et tous ceux qui leur lèchent le cul à l’égout ! Veux-tu que j’te dise, moi, j’attends ça avec autant d’impatience qu’ un rendez-vous galant !
« Ah je l’attends je l’attends,
L’attendrai-je encore longtemps ? »
15/10/2022 | Lien permanent
24 FEVRIER 1885
24 février 1885, naissance de l’écrivain et artiste polonais Stanislaw Ignacy WITKIEWICZ dit WITKACY, à Zakopane, dans les Tatras.
Traduite en français par Alain Van CRUGTEN et par Gérard CONIO, l’œuvre romanesque et théâtrale disponible aux éditions de l’Age d’Homme, comprend quatre romans, deux essais et une trentaine de pièces de théâtre.
Le premier des romans, du au talent de cet auteur hors du commun posté aux avant-gardes de la littérature de langue slave, a été écrit en 1910 mais n’a été publié qu’ en 1972, soit 33 ans après sa mort. Il s’agit d’une œuvre de jeunesse intitulée « Les 622 Chutes de Bungo », dans laquelle Witkacy décrit sa liaison avec une maîtresse « démoniaque », l’actrice Irena Solska, sur fond d’intrigues de cour où pavoisent dans la dérision, des personnalités connues de l’intelligentsia polonaise. Dérangeante, cette première œuvre l’était assurément puisqu’elle subit le veto paternel. N’importe, on n’arrête pas un fleuve au débit capable de porter les interrogations métaphysiques de Witkacy à des hauteurs et à des profondeurs que rien de ce qu’il écrira par la suite ne démentira.
« L’Adieu à l’automne » paraît en 1927, « L’ Inassouvissement » en 1930. « L’Unique Issue », roman philosophique inachevé, est publié dans les années qui précèdent sa disparition en 1939. Hanté par l’idée de la mort consécutive au suicide de sa fiancée, Witkiewicz n’aura de cesse de traquer cette thématique et l’angoisse métaphysique inhérente à la néantisation ou à la survivance de l’Etre dans les questions d’ontologie générale qui jalonnent son œuvre. Nourri de philosophie allemande, rien d’étonnant à ce que l’auteur de « l’Unique Issue » ait condensé dans cet ultime ouvrage son explication du monde et la présence de l’Etre dans ce dernier. Le constat qu’il fait du déclin de l’Occident, qui ne s’inscrit cependant pas dans une perspective spenglérienne mais aboutit aux mêmes conclusions, ne laisse aucun doute quant au catastrophisme général qui guette les « sociétés évoluées » qui ont consommé la mort de Dieu. A plusieurs reprises il reprendra le thème de la décadence et de la prévarication des démocraties : « A mesure que la vie devient, grâce à l’évolution sociale, plus confortable, plus sûre dans ses traits, plus automatique et mécanique dans ses fonctions, il y a de moins en moins de place pour l’angoisse métaphysique dans l’âme humaine ». La réification des valeurs les ayant dépouillées de leur dimension transcendantale, rien d’étonnant, dès lors, à ce que le monde ne soit plus qu’une « représentation » grotesque vidée de son contenu, mécanisée à outrance et peuplée de mollusques décérébrés.
Et Witkacy le décrit, ce monde, en utilisant sa plume comme une rapière trempée dans le vitriol. Il ferraille dru, dans l’exubérance d’un verbe truculent, burlesque à souhait, haut en couleurs, volontiers provocateur et outrancier selon, qui ne s’essouffle jamais et porte le lecteur « nom d’un chien ! » à ne plus jamais l’oublier après l’avoir lu. On ne sort plus tout à fait innocent de la lecture de Witkiewicz, comme aussi de celle de Ladislav KLIMA qui, je le confesse, m’a confirmé certains « pressentiments » perçus, mais en gestation chez Berkeley au sujet de la Grande Question qui ne peut être que d’ordre ontologique. Witkiewicz, philosophe « praticien » comme Klima, l’avait excellemment compris. Ce pourquoi tous deux furent mis au ban de la philosophie institutionnalisée ; le premier pour avoir flirté avec le solipsisme, le second, pour l’avoir vécu.
Il y a plus d’un point commun entre Witkiewicz de Klima. Si je les rapproche, c’est parce qu’ils n’ont pas ménagé leur « carcasse », expérimentant de la vie tout ce qu’ils pu dans l’excès comme dans l’ascèse. Sceptique « innassouvi », Genezip Kapen (je n’hésite qu’à peine), à la différence de Sider (désir) le héros de « Némésis la Glorieuse », ne brisera pas le miroir de la manifestation « qui n’est qu’une farce » dixit Klima . Il s’abandonnera à la folie au lieu que Sider, plongeant dans l’ abîme, conquerra l’immortalité.
Dans « Traités et diktats » Klima —qui ne s’est pas donné la mort— notait : « L’homme qui se respecte quitte la vie quand il veut ; les braves gens attendent tous, comme au bistrot, qu’on les mettent à la porte. »
Le 18 septembre 1939, C’est au tour de Witkacy de plonger dans l’abîme. Lui qui, sa vie durant s’était tenu au bord du gouffre (concept récurrent dans l’oeuvre: les précipices du mystère… les abîmes de l’Inconnu… les bords du précipice… le gouffre métaphysique… le trou sans fond… le gouffre soudain…) finira par y tomber en se saignant à blanc comme on saigne l’agneau, à l’orée d’un bois des environs de Jesiory, en Polésie après l’invasion de la Pologne par l’Allemagne et la Russie… Mort volontaire curieusement choisie trois jours avant l’automne à laquelle il avait dit adieu douze ans plus tôt. Suicide du philosophe parce que suicide de la philosophie ; effondrement des piliers supportant l’édifice social : les religions, l’art, la philosophie. Confrontation de l’être et de l’étant dans un combat de Titans perdu d’avance sur la mer déchaînée des passions exacerbées d’un siècle moribond.
Peinture de Witkiewicz
Des trois phares qui éclairent la littérature polonaise des années 1920-1930, Schulz, Gombrowicz, Witkiewicz, c’est probablement ce dernier qui porte le plus loin et nous prévient des écueils. C’est un visionnaire dont le regard ne trompe pas. A ce sujet, cet artiste polyvalent, qui fut indifféremment peintre, écrivain, photographe, pitre et comédien, demande dans un de ses courriers à son ami Bronislaw Malinowski de lui envoyer des photos de philosophes anglo-saxons : « Il est très utile pour moi, pour saisir la pensée d’un philosophe, d’avoir au moins devant les yeux la photo de celui qui a écrit. » L’appliquant à lui même, on ne saurait mieux dire tant l’homme et l’œuvre sont un tout cohérent. Witkacy l’exprime sur « arrêt d’image » ou dans ses mimiques qui ne sont pas sans rappeler celles du dadaïste Raoul Hausmann. En déstructurant et déconstruisant le masque, elles font tomber l’obstacle illusoire des identifications, façon d’artiste ou de bateleur d’éternité, comme on voudra.
Il y a du Breughel, du Bosch, de l’Ensor dans les romans de Witkiewicz, comme dans ceux de Céline et je m’étonne, évoquant Rabelais, que Piotr Rawicz ne l’ait pas vu. Piotr Rawicz par lequel nous savons que Gallimard, sollicité pour publier Witkiewicz a loupé le coche, comme pour Céline ! Et c’est tant mieux parce qu’il revenait de droit à Vladimir Dimitrijevic de l’accueillir à l’Age d’Homme.
Contempteur de la modernité décadente et de la démocratie totalitaire infestée depuis les Grecs Witkacy de façon prémonitoire a prévu ce que serait le monde qui est le nôtre. Gérard Conio, qui souligne dans l’œuvre la lucidité de l’analyse witkacéenne, l’a bien compris : « A la démocratie nobiliaire du passé correspond dans le présent la démocratie capitaliste, insipide et insidieuse et Witkacy n’aura pas de mots trop durs pour dénoncer ce « chancre ». La montée des masses, telle qu’elle se produit en Occident du fait du progrès matériel, de ce que l’on appellera plus tard « la société de consommation » incarne à ses yeux le Mal Absolu. »
Dans ses « Réflexions et commentaires sur la philosophie de l’Unique Issue », Gérard Conio poursuit et nous ne pouvons qu’aller dans son sens à moins que d’être aveugle. Voici ce qu’il écrit page 241 : « Seuls les adeptes serviles du consensus idéologique occidental peuvent prétendre aujourd’hui que la victoire de la soi-disant démocratie américanoïde sur les « forces du mal » a fait triompher la justice et la liberté. La principale différence entre ce nouveau totalitarisme et les précédents consiste dans une inversion et une falsification des valeurs qui instrumentalise le langage lui-même et met directement le respect de l’individu, l’application des droits de l’homme, au service d’une aliénation qui ne s’exerce plus par la terreur mais par la séduction. Il se produit une réification générale qui entraîne la perte définitive des principes constitutifs de la dignité humaine. On ne se contente pas de tuer la liberté « au nom de » la liberté, comme l’ont fait toutes les révolutions, depuis 1789, mais on utilise la liberté elle-même pour mettre en place son contraire. On vit désormais sous le signe de l’oxymoron, ceux qui se disent : la « culture du marché », la « guerre humanitaire » et celui qui ne se dit pas mais qui les résume tous : le despotisme de la liberté.
Cette situation suggère une autre vision de l’histoire que celle qui a cours dans les grands moyens officiels d’information.
Tout en s’opposant « formellement », verbalement, aux précédents systèmes de domination, le fascisme, le nazisme, le communisme, la démocratie totalitaire les prolonge, les améliore, les parachève. Il y avait beaucoup de naïveté dans les moyens de coercition employés par ces idéologies qui, au moins, ne cachaient pas leurs véritables desseins. Les nouveaux maîtres du monde, les « oligarques », comme on les appelle en Russie, ont compris qu’il était vain de croire à la possibilité, à long terme, de conditionner l’être humain de l’extérieur, par le chantage, par la menace, par la torture, par la violence. Il est beaucoup plus facile et plus efficace de l’acheter. Le viol des consciences se perpètre aujourd’hui non du dehors, collectivement, mais du dedans, individuellement. Les individus eux-mêmes renoncent à leur individualité qu’ils troquent contre « les coupons de privatisation ». On assiste à la privatisation du monde, mais cette « privatisation » signifie la véritable fin de la conscience de soi de chaque Existence Particulière. »
Et page 243, il poursuit : « Comme dans les anti-utopies de Zamiatine et d’Orwell, les individus perdent leur « particularité » pour devenir des numéros interchangeables, identiques. Cette élimination se concrétise par la fin de l’art et par le suicide de la philosophie. La crise de l’art moderne correspond à la destruction des valeurs esthétiques par les valeurs économiques et sociales. La rationalisation de l’empirisme logique annule le concept même d’ Existence Particulière. »
Quant à Witkacy, voici ce qu’il fait dire, page 168 de l’Unique Issue, à l’un de ses « double », le peintre Marceli : « C’est maintenant seulement que, acculés au mur par la ruine spontanée du système capitaliste, sans même l’aide des forces socialistes en ébullition —la tumeur maligne a tout simplement commencé à pourrir— nous sommes sur le point de créer une culture universelle harmonisée par la régulation centrale de la production et de la répartition des biens dans le monde entier. Nous voulons remplacer l’absence et l’impossibilité d’une puissance régulatrice objective par la création d’un appareil pseudo-objectif, d’un groupe omniscient des cerveaux les plus forts, placés dans des carcasses de castrats du corps, sans appétence, sans intérêt pour la vie, un appareil qui régulerait la totalité de la vermine humaine sur la totalité de notre planète bien-aimée, une totalité absolue, car qui ne s’y soumet pas devra périr automatiquement. »
Voici, pour ceux qui le découvriraient, deux extraits tirés de « l’Inassouvissement ».
« Mais tout semblait se dérouler dans un autre monde, quelque part au loin, au-delà d’une mystérieuse barrière qui était cependant en lui-même et non dans la réalité extérieure. Il n’était pas lui-même dans tout cela. Il se demandait avec étonnement : « Comment ? Donc c’est bien moi et c’est bien ma vie unique ? C’est comme cela qu’elle s’écoule et non autrement, parmi des milliards de possibilités ? Et jamais, plus jamais autrement — mon Dieu ! » Il sombrait dans un abîme vertigineux, dans un souterrain, dans une prison où régnait la douleur sèche, éternelle et étouffante de l’ « être-tel » (et non de l’ « être-autre »). Et il n’y avait pas d’issue. » (p.173)
« Oh ! où était la justice en ce monde ? mais ce qui était le pire, c’était que l’indignation, l’humiliation, la vexation, la colère, tout passait ou se changeait en un désir inconnu jusqu’alors, confinant à l’absolu sexuel incommensurable. La saloperie absolue obtenue à l’aide d’un transformateur intérieur qui transformait les « contenus » quelconques en une seule et unique espèce : sexuelle. Où était-il vraiment, sacré nom de Dieu, ce Zypcio détesté (on ne savait déjà plus par qui — c’était comme pour elle) ? Il y avait quelque chose qui souffrait salement, anéanti par cette femme personnelle, aplati comme une crêpe. Mais où était sa personnalité ? Elle s’était dissipée dans la nuit sauvage et magique de mars qui s’étendait sur Ludzimierz. En même temps que lui et sa tragédie, ce palais tout entier semblait être un petit pépin craché par on ne savait qui, au milieu de la menace de la nature et des événements imminents — si seulement ils avaient pu voir cela ! Mais pour eux, leurs propres problèmes et souffrances emplissaient l’univers jusqu’au bord. Les fictions notoires ne pouvaient leur faire mépriser leur importance personnelle — ils étaient un bétail sain. »(p. 221)
On consultera avec profit le Cahier Witkiewicz N° 4 "Colloque de Bruxelles" aux éditions l'Age d'Homme.
A voir également: Witkiewicz, dramaturge génial en avance sur son temps; Anna Fialkiewicz-Saignes; Danuta Najdyhor; les videos suivante, malheureusement en polonais mais intéressantes par l'image.
24/02/2012 | Lien permanent
REVERIES D'UN PAIEN MYSTIQUE
Gustave Doré 1875: Highlands, Ecosse
Louis MENARD publie ses « Rêveries d’un Païen Mystique » chez Lemerre en 1876, il a alors 54 ans ; de nouvelles éditions augmentées suivront en 1886, 1890, 1895, 1909 et 1911. L’édition actuelle, publiée en 1990 par Guy Trédaniel reprend le texte de 1909. Elle est présentée par Gilbert ROMEYER DHERBEY, Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne.
Louis Ménard, né à Paris rue Gît-le-Cœur (un nom prédestiné !) le 19 octobre 1882, meurt dans sa ville natale à l’âge de 79 ans le 9 février 1901. Condisciple de Baudelaire au lycée Louis-le-Grand, il intègre l’Ecole Normale Supérieure en 1843. Il n’y restera pas longtemps, son tempérament farouchement indépendant le portant à s’affranchir très vite de la tutelle de ses maîtres. Après des études de Lettres il s’exerce à la chimie ( dont il avait quelque peu tâté en compagnie de Baudelaire en préparant la confiture verte du club des « Haschischins ») et découvre en 1846 le collodion, mélange de nitrocellulose, d’éther et d’alcool. Ses recherches dans ce domaine contribueront à mettre au point la nitro-glycérine.
Poète romantique dans l’âme, Ménard prend fait et cause pour la Révolution de 1848 aux côtés de Proudhon. Séduit par le blanquisme, ses publications lui valant condamnation il s’exile en Angleterre puis en Belgique où il fera la connaissance de Marx.
Bénéficiant de l’amnistie impériale, Louis Ménard, ayant réintégré Paris se consacre à l’étude des sociétés et des religions antiques et plus particulièrement à la Grèce ancienne. Cet engouement le conduira à soutenir et publier deux thèses : « De la morale avant les philosophes » (1860) et « Du polythéisme hellénique » (1863). En 1893 paraîtra chez Delagrave en deux volumes sa monumentale « Histoire des Grecs » (1032 pages). Pour Louis Ménard, les religions sont les fondations des sociétés humaines, et tout en découle. Dans sa première thèse, il note que « Les religions sont la vie des peuples (…) l’art, la science, la morale et la politique s’en déduisent comme une conséquence de son principe. ». Et voici ce qu’il écrit dans sa seconde thèse et que cite Gilbert Romeyer Dherbey : « Cette fusion intime entre le religieux et le quotidien, ce que l’on pourrait appeler un sens religieux de l’immanence, se résume dans l’expérience de ce que le Grec appelle le divin, et qui sans cesse éclate à ses yeux émerveillés. Rien ne lui est plus étranger que l’idée d’un Dieu lointain, et plus encore d’un Dieu caché ; sans cette proximité du divin, la prière serait inutile et le culte absurde. »
Ce « Païen mystique », ami de Leconte de Lisle, qui rejoindra un temps l’école des peintres de Barbizon et soutiendra la Commune de 1871, est surtout connu pour ses « Rêveries » qui sont une suite de 30 tableaux dont un peu moins de la moitié sont suivis de poèmes. Dans le premier tableau où s’affrontent les contraires qui ne sont que la vieille histoire du combat de la Lumière et des Ténèbres ou si l’on préfère d’Ormuz et d’Ahriman, il fait parler le Diable : « … La vie ne s’entretient que par une série de meurtres, et l’hymne universel est un long cri de douleur de toutes les espèces vivantes qui s’entredévorent. L’homme, leur roi, les détruit toutes ; il faut des millions d’existences pour entretenir la vôtre. Quand vous ne tuez pas pour manger, vous tuez par passe-temps ou par habitude, et votre empire n’est qu’un immense charnier. »
Rappelons-nous CELINE, dans une vision très ahrimanienne, lui aussi notait qu’il n’y avait pas de bonheur dans ce monde, qu’il n’y avait que des malheurs plus ou moins grands ; à quoi il ajoutait que ça n’était pas le bon Dieu qui gouvernait, mais le Diable.
Il est probable, sinon certain que Céline ait lu Louis Ménard, puisque les « Rêveries » comptaient au nombre des ouvrages consultés par l’exilé danois dans sa prison, à la Vestre Faengsel, entre décembre 1945 et février 1947 (page 198 in « Images d’exil », par Eric Mazet et Pierre Pécastaing, du Lérot éditeur 2004).
Louis Ménard, pour lequel au commencement était la religion (dans l’acception étymologique qui ne trompe pas), Louis Ferdinand Céline pour lequel au commencement était l’émotion, se rejoignent en cela que tous deux, mystiques à leur manière, avaient senti les liens secrets qui les attachaient aux âmes des souffrants « étincelles du feu céleste tombées des calmes régions de l’éther dans la sphère agitée de la vie. » (11e texte des Rêveries : « Lettre d’un mythologue »).
Nul doute qu’il y ait antériorité du phénomène religieux sur les autres faits sociaux ; ce qu’à bien montré Henry CORBIN dans son gros ouvrage « En Islam iranien », volume 1 collection TEL: « Le phénomène religieux, la perception de l’objet religieux, est un phénomène premier (un Urphaenomen), comme la perception d’un son ou d’une couleur. Un phénomène premier n’est pas ce que l’on explique par autre chose, quelque chose que l’on fait dériver d’autre chose. Il est donné initiale, le principe d’explication, ce qui explique beaucoup d’autres choses. » Ce que nos sociétés décadentes ont perdu de vue, qui ont dans le même temps, perdu le sens des valeurs et de la première d’entre elles : le sacré.
Voici, dans son intégralité, le 28e texte des Rêveries d’un Païen Mystique :
LETTRE D’UN MANDARIN
Au directeur de la Critique philosophique.
Monsieur,
L’Europe est très fière de sa civilisation. Les peuples de l’Extrême-Orient, frappés des avantages matériels que vous donnent les applications de vos sciences, envoient, depuis quelques années, leurs enfants étudier dans les écoles de l’Occident. Ces jeunes gens ont pu comparer votre état moral à celui de leurs compatriotes, et permettez-moi de vous dire que cette comparaison n’est pas toujours à votre avantage. Voulez-vous permettre à un étudiant bouddhiste de répondre quelques mots à un article publié dans votre dernier numéro sur les bienfaits de la vivisection ?
L’auteur de cet article parle avec un suprême dédain de la Ligue antivivisectionniste, dont les adhérents ne sont, suivant lui, que « des natures toutes de sentiment et de passion, chez lesquelles le raisonnement n’a point de part au conseil ». M. le docteur P. se trompe : la Ligue antivivisectionniste, dont je m’honore de faire partie, ne repose pas, comme il le croit, sur une nervosité maladive, mais sur un principe de raison, ou ce qui vaut mieux encore, sur un principe de conscience. Lors même que les expériences de M. Pasteur seraient utiles, ce qui est contesté, cela ne prouverait pas qu’elles soient justes.
Où ai-je donc lu cette phrase : « Il est avantageux qu’un seul homme périsse pour la nation ? » Je crois que c’est dans l’Evangile, qui condamne évidemment la politique utilitaire, car il met ce mot dans la bouche de Caïphe, un des meurtriers de votre Dieu. Il est vrai que le texte parle d’un homme, et non d’un autre mammifère ; mais la morale n’est-elle impérative qu’entre les êtres de même espèce ? Si, comme l’espère M. Renan, le Darwinisme produisait, par sélection, une race d’animaux supérieure à l’espèce humaine, cette race aurait-elle le droit de nous soumettre, dans son intérêt, à des expériences de vivisection ? Je suis étonné de trouver dans la Critique philosophique le point de vue de la justice absolue subordonné à celui d’une utilité supérieure : cela conduit aux arguments tirés de la raison d’Etat. La veuve de Claude Bernard, pour réparer les crimes de la physiologie expérimentale, a ouvert un asile de chiens. Au jugement dernier, cette offrande expiatoire d’une humble conscience de femme pèsera plus, dans l’infaillible balance, que toutes les découvertes de son mari.
Il n’y a pas de conquête scientifique qui vaille le sacrifice d’un sentiment moral. Or le premier de tous, celui qui nous révèle la loi de Justice, c’est le sentiment de la pitié. On voit un être qui souffre, on se dit : »comme je souffrirais si j’étais à sa place ! » et on souffre avec lui, comme l’indique l’étymologie même du mot sympathie, en grec, compatir ; ce sentiment est plus vif à l’égard des êtres qui se rapprochent de nous par leur organisme : on s’apitoie sur un vertébré plus que sur un insecte, parce que l’insecte nous paraît moins susceptible de douleur. La compassion est fondée sur l’analogie des systèmes nerveux, et non sur la hiérarchie intellectuelle, et personne n’admet que, pour épargner une souffrance à un homme d’esprit, on puisse l’imposer à un imbécile. S’il s’agit d’une hiérarchie morale, c’est bien autre chose encore : prétendra-t-on qu’aux yeux de l’éternelle Justice, Néron est plus élevé dans l’échelle des êtres que mon bon chien qui me défend et donnerait sa vie pour moi ? Dans le ciel bleu de l’Idéal, la bonté est bien au-dessus de l’intelligence. Le Diable est très intelligent : voudriez-vous lui ressembler ?
En infligeant aux animaux des tortures imméritées, vos savants, qui ne croient pas à la métempsychose, n’ont pas l’excuse de dire qu’elles sont l’expiation de fautes commises dans une existence antérieure. Toute souffrance injuste est un crime de Dieu : par la vivisection, l’homme s’associe à ce crime. Ce n’est pas le péché qui accuse la Providence, puisqu’il est notre œuvre ; ce n’est même pas la douleur de l’homme, qui n’est qu’une épreuve pour son courage, comme l’ont si bien dit les Stoïciens : c’est la douleur des êtres inconscients et impeccables, des animaux et des enfants. Avant qu’il y eût des hommes sur la terre, la vie s’entretenait comme aujourd’hui par une série de meurtres. Il y avait des dents aiguës et des griffes acérées qui s’enfonçaient dans les chairs saignantes. Qui osera dire que cela est un bien ? Si le Créateur n’a pas voulu ou pas pu épargner à ses créatures, je ne dis pas la mort, mais la douleur, son œuvre est mauvaise, et il aurait mieux fait de rester dans son repos. Voilà pourquoi nous refusons de l’adorer ; les images qu’on voit dans nos pagodes ne sont pas celles du Dieu qui a fabriqué, avec une férocité ingénieuse, les griffes rétractiles du tigre, les crochets venimeux de la vipère et les âmes sans pitié des savants vivisecteurs, ce sont les images d’un homme qui n’a jamais fait souffrir volontairement aucune des créatures vivantes, et qui les embrassait toutes, sans distinction, dans son inépuisable et universelle charité.
Cette charité bouddhique, qui s’étend aux animaux, vous paraît très ridicule, car vous n’admettez pas que l’homme ait des devoirs envers ses frères inférieurs.Peut-être la conscience n’est-elle pas la même en Orient et en Occident. Bien des choses me le font craindre. Vous êtes implacables pour les vaincus dans les luttes civiles, mais vous êtes pleins de tendresse pour les criminels de droit commun ; la peine de mort vous répugne, excepté en matière politique, et alors l’adoucissement des mœurs vous suggère des euphémismes : les assassinats de prisonniers ne sont plus que des exécutions sommaires, et le progrès des sciences vous permet de remplacer la guillotine par une mitrailleuse. Votre jury trouve toujours des circonstances atténuantes pour les parricides. Vous avez des trésors d’indulgence pour les parents qui torturent leurs enfants : ils en sont quittes pour quelques mois de prison. Il ne se passe guère de semaine sans que les journaux racontent quelque horrible histoire d’enfants martyrs et ils ne manquent pas d’ajouter que la police a eu toutes les peines du mode à empêcher le peuple de lyncher ces scélérats, coupables du plus lâche de tous les crimes. On ne prendrait pas tant de précautions pour protéger un insurgé contre les fureurs bourgeoises, les coups d’ombrelle des belles dames, les coups de canne des jolis messieurs. Il est vrai que si l’insurrection réussit, les rebelles deviennent des héros de juillet, et vous gravez leurs noms sur une colonne de bronze. Car vos jugements se modifient dans un sens ou dans l’autre, quand vos intérêts sont en jeu : vous vous indignez contre Orsini, mais vous glorifiez Charlotte Corday, et un de vos poètes l’appelle l’Ange de l’assassinat.
Toutes ces choses, et bien d’autres encore, me font croire que les occidentaux, plus civilisés que nous sous le rapport matériel, n’ont pas des idées très nettes sur la morale. Et pourtant si on n’avait pas cette pauvre petite lumière tremblotante de l’impératif catégorique, il ne resterait plus qu’à dire avec Çakya-Mouni et M. de Hartmann : « Que le monde finisse, puisque rien ne peut le corriger ! ».
Lou-Yi.
Mandarin à bouton de cristal.
09/02/2012 | Lien permanent | Commentaires (4)
TCHEKHOV A SAKHALINE
Qu’on imagine à 9000 kilomètres de Moscou, au large de la Sibérie, une île tout en longueur battue par la pluie et par les vents, au climat hostile connaissant des écarts annuels de température de plus de 60°, aux épais brouillards, au relief parfois difficile surtout dans sa partie sud, aux sols ingrats tapissés de marécages ou couverts par l’impénétrable taïga et on aura une idée de ce que découvrit Anton TCHEKHOV lorsqu’il débarqua à Sakhaline le 5 juillet 1890.
A ces hostilités naturelles il faut ajouter la colonie pénitentiaire peuplée de criminels de droits commun des deux sexes et de détenus politiques que les Russes y déportèrent dès 1857, assurés qu’ils étaient de ne plus les voir paraître sur le continent.
Le récit de Tchékhov est passionnant ; à ses talents de médecin, il ajoute ceux d’ethnologue et de géographe confirmés auquel rien ne doit échapper des spécificités de l’île qu’il a choisi d’étudier. A trente ans, c’est un homme dans la force de l’âge qui se lance dans l’aventure. Il le faut ! parce que la traversée de l’immense Sibérie, partie en train partie en bateau, en voiture et à pied, équivaut à un véritable parcours du combattant. Quoique malade, il lui faut affronter le froid atroce qui sévit nuit et jour auquel s’ajoutent les intempéries qui le pénètrent jusqu’aux os et, aux premiers rayons de soleil l’agressivité des bataillons de moustiques assoiffés de sang. Les accidents de voiture ne sont pas rares sur le parcours et le franchissement des coupures naturelles s’avère, le plus souvent, problématique.
Taïga sibérienne
Parvenu à Nikolaïevsk, à l’embouchure du fleuve Amour, il ne lui reste plus qu’à passer la Manche de Tartarie pour poser enfin le pied sur l’île du Diable ! Dès lors plus rien ne va échapper à l’observateur sagace qu’est notre aventurier. Tout est prétexte à, descriptions, analyses et exposés scrupuleux du milieu qu’il découvre. Le lecteur marche dans ses pas et mesure à quelles extrémités de misère et d’infamie en est arrivée la population, tant locale qu’allogène, de Sakhaline…
Ce sont les Japonais les premiers qui explorèrent l’île au XVIIe siècle ; puis vint le tour des Russes. D’un commun accord, les deux empires se partagèrent le territoire pour moitié, le sud revenant au Japon jusqu’à ce que ce dernier, en 1875, propose à la Russie d’échanger sa part contre les Kouriles. Dès lors, elle devenait seul propriétaire de ce morceau déshérité de terre insulaire de 1000 kilomètres de long sur une largeur variant de 6 à 160 kilomètre au gré de la latitude.
Tchékhov débarque à Sakhaline en été ; il lui faut donc franchir la passe sur le Baïkal qui, comme il l’écrit, « est tenu de toucher Sakhaline plusieurs fois par été, au Poste d’Alexandrovsk et à celui de Korsakovsk, au sud… » Le reste de l’année, la Manche prise par les glaces transformant l’île en archipel, les plus téméraires où les insensés peuvent toujours tenter de la traverser à pied…
Détroit de Tartarie
Sakhaline, que borde sur sa côte orientale la mer d’Okhotsk, est grande comme deux fois la Grèce ou si l’on préfère, une fois et demie le Danemark.
Dès qu’il arrive à Alexandrovsk, Tchékhov est frappé de la pauvreté de la nature : « … ce ne sont que souches carbonisées ou troncs de mélèzes desséchés par le vent et les incendies, dressés comme des aiguilles de porc-épic. (…) Pas un pin, pas un chêne, pas un érable — rien que des mélèzes étiques, pitoyables, comme rongés qui, loin de faire, comme en Russie, l’ornement des forêts et des parcs, dénoncent un sol palustre, misérable et un climat rigoureux. » Quant aux maisons, elles sont tout bonnement à l’image du reste, pauvres et bâties de bois. L’auteur s’y attardera quand il visitera les isbas des « relégués » ou les iourtes des Giliakhs et des Aïnos, les naturels du lieu.
Aïnou
Le Commandant et le Gouverneur de l’île le reçoivent avec d’autant plus d’aménité qu’ils pensent que leur hôte a été détaché sur place par une société savante ou un journal. Il n’en est rien, c’est de son propre chef que Tchékhov est venu passer trois mois à Sakhaline. Il reçoit néanmoins l’autorisation de se rendre où bon lui semblera et de rencontrer qui il voudra hormis les détenus politiques.
Fort de ces autorisations, il commence par établir méthodiquement, sur des fiches imprimées à cet effet, un recensement de la population des colonies qu’il visite. Tâche ingrate et fastidieuse mais ô combien précieuse ! Les fiches, qui possèdent douze entrées, font apparaître (outre les renseignements coutumiers tels que le nom, l’âge, le sexe, l’adresse) la qualité des recensés (on sait s’il s’agit de forçats, de relégués, de paysans proscrits ou de citoyens libres), leur religion, leur niveau d’instruction et s’ils reçoivent ou non des subsides de l’état.
Il se déplace d’isba en isba et il constate trop souvent que rien ne lui parle « de soin ménager, de confort, de solidité du foyer. La plupart du temps, je trouve le propriétaire seul, célibataire rongé d’ennui, qui semble paralysé par son oisiveté forcée et par la lassitude. (…) Le poêle est éteint, en fait de vaisselle, il n’y a qu’une marmite et une bouteille bouchée avec du papier. »
Il commence par explorer le centre de l’île autour de la Douïka, vallée à l’origine inexploitable que le travail de galérien des forçats a permis de mettre quelque peu en valeur, mais à quel prix ! « Ajoutez à cette somme de labeur et de lutte où l’on vit des hommes travailler dans l’eau jusqu’à la ceinture, les gelées, les pluies glaciales, le mal du pays, les humiliations, les verges, des tableaux terribles viendront envahir votre imagination. »
Ferrage des prisonniers
En poursuivant le récit de Tchékhov, on mesure la misère des détenus et leur condition de vie désastreuse:
« Tous les travaux de construction et l’essouchement furent effectués par les forçats. Jusqu’en 1888, date où fut édifiée l’actuelle prison, ils vivaient dans des huttes dites « iourtes ». C’étaient des cabanes en rondins enterrés à une profondeur de deux archines à deux archines et demie (un mètre quarante à un mètre soixante-quinze) avec des toits de terre battue à double pente. Les fenêtres étaient petites, étroites, à ras du sol, il y faisait noir surtout l’hiver, lorsque les iourtes étaient recouvertes de neige. L’eau du sous-sol montait parfois jusqu’au niveau du plancher, le toit de terre et les murs poreux à demi pourris ruisselaient constamment, de sorte qu’il régnait dans ces caves une humidité terrifiante. Les hommes dormaient sans quitter leur pelisse. Autour de ces masures le sol et l’eau du puits étaient constamment souillés de fiente humaine et de toute sorte de déchets, car il n’y avait ni cabinets ni décharge pour les ordures. »
Au sort des hommes voués à l’épuisement, à la violence, à la boisson, aux accidents et aux maladies pernicieuses il faut ajouter celui des femmes qui pour survivre, libres ou détenues, n’avaient d’autre issue que de se livrer à la débauche et d’y contraindre leurs propres filles dès leur jeune âge.
Lors de sa visite de la prison d’Alexandrovsk, il note le peu de soins apportés à la nourriture des prisonniers, l’absence totale d’hygiène, la promiscuité et ses conséquences à quoi s’ajoute l’absence totale du moindre élément de confort :
« Le forçat rentre des travaux qu’il effectue le plus souvent par mauvais temps, les vêtements transpercés et les souliers pleins de boue ; il n’a pas où se sécher ; il suspend une partie de ses habits près de son bas-flanc, et l’autre, encore mouillée, il l’étend sous lui en guise de literie… »
Il n’y a guère que la nature pour offrir quelque réconfort et si le mélèze partout domine, il demeure néanmoins quelques lieux privilégiés comme la vallée de l’Arkaï pour retenir l’attention du narrateur:
« Outre la beauté de sa disposition, elle est si riche en couleurs, que je ne vois pas trop comment éviter la comparaison usée du tapis bariolé et du kaléidoscope. Voici une verdure épaisse, gorgée de sucs, avec ses bardanes géantes toutes mouillées encore d’une pluie récente ; juste à côté, sur un petit espace qui ne fait guère plus de trois sajènes (six mètres) verdoient un peu de seigle, puis un carré d’orge, puis encore des bardanes, derrière une minuscule pièce d’avoine, puis un carré de pommes de terre, deux tournesols malingres à la tête pendante, puis un triangle de chanvre vert foncé, ici et là se redressent fièrement les candélabres de quelques ombellifères ; toute cette mosaïque est parsemée de petites touches roses, pourpre et vermillon posées par les pavots. »
A Douï, Tchékhov visite la colonie agricole de Sakhaline ; c’est à peine si la prison doit lui envier quelque chose ! Les dortoirs sont occupés par des forçats dont certains accompagnés de leur femme et de leurs enfants. Il les décrit tour à tour, tous sont logés à la même enseigne ; dans l’un d’eux : « un surveillant, un sous officier, sa femme âgée de dix-huit ans, et leur fille ; un forçat et son épouse — de condition libre ; un colon forcé ; un forçat, etc. A ces locaux dignes des Barbares, à ces conditions de vie telles que des jeunes filles de quinze et seize ans sont contraintes de dormir côte à côte avec des forçats, le lecteur peut juger du manque de respect, du mépris avec lesquels sont traités ici ces femmes et ces enfants qui sont pourtant venus volontairement, comme on tient peu à ces êtres, et comme on est loin de toute idée de colonisation agricole. »
Les détenus s’ouvrent à lui, racontent leurs crimes et leurs misères ; beaucoup d’assassins récidivistes, de voleurs impénitents et de falsificateurs. Ce peuple de déchus n’a plus rien à attendre sinon le pire qui consiste à recevoir les verges, le fouet ou à être envoyé aux mines. Et c’est chaque jour trois à quatre cents forçats qui sont désignés pour extraire de la couche carbonifère un mauvais charbon. Quant à ceux qu’on envoie aux travaux routiers dans le froid glacial ou les tempêtes de neige, leur sort ne vaut guère mieux. Mais le pire ne réside pas dans la dureté des travaux miniers où tout se fait à bras d’homme y compris le voiturage des wagonnets qu’il faut pousser et tirer sur des pentes impossibles, il tient « à l’ambiance, la bêtise et la malhonnêteté des gradés inférieurs, qui font qu’à chaque pas les détenus ont à souffrir l’arrogance, l’injustice et le caprice. »
Travaux routiers
Valent-ils mieux que les cafards et les punaises qui sont l’un des fléau de Sakhaline ? « Les murs et le plafond étaient recouverts d’une sorte de crêpe de deuil qui ondulait comme poussée par la brise ; quelques points isolés qui allaient et venaient en hâte et sans ordre, permettaient de deviner de quoi était faite cette masse pullulante et moirée. On entendait des bruissements, des chuchotements à moitié étouffés, à croire que cafards et punaises tenaient quelque hâtif conciliabule avant de se mettre en chemin. »
Il semble, dans cet enfer, que seuls les Ghiliak aient été de nature à apporter quelque note de gaîté. Tchékhov s’attache à les décrire, note leur sociabilité, il observe que « leur expression ne trahit aucunement le sauvage ; elle est toujours réfléchie, humble, naïvement attentive ; tantôt elle s’éclaire d’un sourire large et béat, tantôt elle devient pensive et douloureuse comme celle d’une veuve. » Ils se sont adaptés au climat rude de l’île et ont en conséquence construit leurs iourtes (d’été et d’hiver) et façonné leurs vêtements. Et le narrateur d’ajouter que les Ghiliak, contrairement aux détenus, « n’ont rien de belliqueux, qu’ils répugnent aux querelles et aux bagarres et s’accommodent pacifiquement de leurs voisins. »
Contrairement au nord et au centre de Sakhaline, le sud de l’île paraît plus hospitalier :
« Les colonies du Sud ont des particularités qui ne sauraient échapper à quiconque arrive du Nord. En premier lieu, il y a moins de misère. (…) Les habitants paraissent plus jeunes, plus sains, plus vigoureux (…) On en trouve qui, à vingt ans ou vingt-cinq ans, ont déjà purgé leur peine et occupent les lots qu’on leur a assignés. »
Curieusement, et cela n’échappe pas au médecin qu’est Tchékhov, cette partie de l’île est marquée par la fréquence des empoisonnements à l’aconit (Aconitum napellus).
Il s’attarde, en véritable anthropologue, à nous décrire les aborigènes du Sud que sont les Aïno et s’interroge sur leur probable disparition du fait des guerres, de la stérilité des femmes et surtout des maladies que sont le scorbut, la syphilis et la variole. Comme les Ghiliak, les Aïno sont doux et ne supportent pas la violence ; en quoi ils ne furent guère difficiles à soumettre !
C’est dans le sud de l’île que se sont établis le plus souvent les « propriétaires forçats » :
« Lorsqu’il a fini son temps, le condamné est libéré des travaux forcés et passe dans la catégorie des colons relégués. Ce qui se fait sans délai.(…) Après dix années de résidence à titre de colons forcés, les relégués bénéficient du statut de paysan, condition nouvelle qui leur apporte des droits importants. »
Tchékhov évoque la vie des villages et de leurs autorités, puis il se penche, au chapitre suivant, sur la question féminine.
Alionuska, Victor VASNETSOV 1881
La plupart des femmes sont venues rejoindre leurs époux ou un membre de leur famille. Le narrateur nous prévient : « Ce sont pour la plupart des victimes de l’amour ou du despotisme familial. » Compte tenu de la prédominance de la population masculine de l’île, on imagine le sort réservé aux femmes qu’on prostitue, qu’on vend, qu’on loue, qu’on prête… Quand un convoi de prisonnières arrive sur l’île, les plus jeunes et les plus belles sont filtrées pour être affectées comme domestiques chez les fonctionnaires ou leur servir de compagnes :
« La prison s’est totalement désistée des forçates en faveur de la colonie. Lorsqu’on les emmène à Sakhaline, on ne songe ni à leur châtiment ni à leur amendement, mais à leur aptitude à engendrer des enfants et à tenir une ferme.(…) On voit quelquefois arriver au bagne une vieille femme et sa fille déjà adulte ; elles entrent toutes deux en concubinage chez des colons et se mettent à accoucher à qui mieux mieux. »
Dans le dernier tiers de sa relation, Tchékhov se livre à une étude démographique, sociologique et économique de l’île dont la principale ressource est consacrée à l’activité de la pêche quand la saison s’y prête, c’est-à-dire très peu de jours dans l’année. Le reste du temps, il faut faire avec les très maigres ressources locales, insuffisantes à nourrir la population laquelle doit affronter comme elle le peut la famine qui frappe en priorité le jeune âge :